A ceux qui veulent cantonner Feydeau au boulevard, prétextant que cette vulgarité-là – censément poussiéreuse – ne convient pas aux grandes maisons, Stanislas Nordey répond avec une acuité littéraire particulièrement malicieuse. Sur une scène qu’encadrent d’abord des murs couverts de mots, ceux de la didascalie initiale, le metteur en scène élabore un édifice plus complexe que les fameuses portes qui claquent, servantes qui gouaillent, et autres «ciel mon mari», et rend ainsi cet auteur snobé des intellos à sa vérité, celle d’un théâtre cruel, étrange et antibourgeois.
L’Hôtel du libre-échange, écrit en 1894, met en place comme il se doit un double ménage de notables apparemment comme il faut. Seulement M. Pinglet se trouve peu satisfait de sa femme, et a des vues sur Mme Paillardin, dont le mari est lui-même peu porté sur la chose. Ni une ni deux, Pinglet et Paillardin se donnent rendez-vous à l’hôtel du libre-échange le soir-même, profitant de l’absence de leurs époux : l’un, ingénieur de son état, doit inspecter un hôtel parisien soi-disant hanté par des esprits, l’autre va chez sa sœur à Ville-d’Avray. Débarque alors un ami de province avec ses quatre filles, que les Pinglet refusent de loger – trop nombreux – et qui vont se retrouver – on vous le donne en mille – à l’hôtel. S’ensuit une nuit rocambolesque où tout le monde se croise et se recroise, dans une combinatoire compliquée qui s’emballe jusqu’à épuisement.
Malaise de classe
Car c’est bien d’épuisement qu’il s’agit. Epuiser les possibilités, le langage, vider ces personnages désagréables, vaniteux et ridicules d’une substance entièrement faite de manières ineptes et de conventions aberrantes. Les acteurs – mention particulière au très inquiétant Cyril Bothorel – débitent le texte comme des mélodies fausses, arythmées, à la limite du cri parfois : c’est que la langue comme les codes craquent, et laissent entrevoir en dessous le désir et la merde. A l’hôtel du libre-échange, où rien ne se consomme parce que les personnages de Feydeau ne peuvent pas jouir, le trou des serrures est aussi un trou du cul, et il n’y a que ces imbéciles de bourgeois pour ne pas le voir. Sur le plateau presque nu, dont les papiers peints garnis sentent la cocotte des faubourgs, les portes ouvrent sur des espaces déjà ouverts. Les personnages y entrent vêtus d’absurdes abat-jour en plumes, jambes nues et talons blancs, y donnant un ballet d’autruches de plus en plus grotesque, jusqu’à un final particulièrement cruel. Le mur du fond a avancé, la didascalie enserre des personnages dont la farce sexuelle a raté mais néanmoins menacé tout le monde ; quant au deus ex machina qui sauve notre Don Pinglet, c’est tout simplement son privilège de genre et de classe.
Le rire fuse dans la salle, mais diversement : parfois franc(houillard), parfois plus gêné. On pense à ce mot anglais si difficile à traduire, le cringe, cette honte diffuse que l’on ressent devant un spectacle dont le comique grince, un malaise de classe que travaille si bien la fiction contemporaine. Et Feydeau sort de la gangue tenace de sa réputation boulevardière et de ce malentendu qui l’assimile à du théâtre bourgeois : la trivialité n’y est certainement pas une forme rigolote, elle est un dépouillage féroce de réflexes qui n’ont pas vieilli.