A la fin des années 80, c’était déjà évident pour Maëtte Chantrel et les autres cofondateurs d’Etonnants voyageurs : «On ne voulait pas un salon du livre mais un festival du livre.» Et plus tard, le cinéma s’est ajouté. La manifestation a vu le jour en 1990 sur une idée de Michel Le Bris, ancien militant d’extrême gauche, ex-collaborateur de Libération et ex-directeur de la Cause du peuple ( ancêtre de Libération). Sa trente-quatrième édition se tient ce week-end de Pentecôte, jusqu’à lundi, à Saint-Malo. Dès le départ, c’était le rendez-vous des amateurs de Robert Louis Stevenson. Depuis le décès en 2021 de Michel Le Bris, l’esprit reste le même, seul le capitaine a changé. A la barre, Jean-Michel Le Boulanger s’efforce de «dépasser l’autarcie de nos différences pour nous rassembler […] en construisant de nouveaux ponts».
Estelle-Sarah Bulle, conviée avec Julia Malye, parle devant une salle comble de l’hôtel de l’Univers, de son roman Basses terres (Liana Levi). Elle raconte l’histoire familiale de ses protagonistes «qui ressemble à la mienne sans l’être». Elle a grandi dans une société où les références littéraires pouvaient lui manquer : «Lycéenne, mes enseignants imposaient de lire Proust, Balzac et Voltaire. C’est plus tard que j’ai confronté cette littérature avec celle afro-américaine. Toni Morrison et James Baldwin étaient mes lectures clandestines» avant de découvrir en 1992 Patrick Chamoiseau avec Texaco (Gallimard). Et par la même occasion, la littérature afro caribéenne. «L’oralité prime dans cet écrit.»
Même constat pour Josée Kamoun, traductrice de Jack Kerouac, invitée à participer à un échange sur le joual — langue de proximité et de l’identité pour l’auteur de Sur la Route — avec Catherine Leroux et Michel Jean. Elle explique : «On a pris conscience de l’oralité de la langue et de son évolution en partie grâce au rap, avant d’ajouter, le français hexagonal est jacobin.» Kerouac a mal à sa langue, les Antillais, aussi, remarque-t-elle. Et Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature 2018, à sa condition de femme. «Je voulais montrer l’absurdité de la misogynie, moi qui ai grandi dans un environnement étouffant, dit-elle lors de l’inauguration d’Etonnants voyageurs. Je voulais détruire le patriarcat avec un travail de dentelle. Peut-être serait-ce possible avec la littérature qui est un voyage.»
45 000 visiteurs attendus
Le nom du festival — trouvé d’après Voyage, un poème de Charles Baudelaire — est un indice : la littérature part en quête du «grand dehors» comme l’exprimait Stevenson. Et cela commence dès les rencontres entre les auteurs et les 45 000 visiteurs attendus ces trois jours. Maëtte Chantrel, de son côté, se souvient avoir fait la connaissance en 1992 de Luis Sepúlveda, poète chilien publié par Anne-Marie Métailié. Et de Maryse Condé, «une femme impressionnante», venue à Port-au-Prince et à Saint-Malo. En ouverture du café littéraire qu’elle anime, Maëtte Chantrel lui rend hommage en invitant Dany Laferrière et en diffusant une de ses archives vidéos. «Elle parle de cuisine et de littérature, même combat» rit-elle. Petit à petit, les éditeurs se sont présentés à la cité malouine avec des auteurs étrangers. Comme Francis Geffard (Albin Michel). Il venait avec «des écrivains d’Amérique du Nord». Maëtte Chantrel poursuit : «C’est cela la littérature monde ! Transformer les livres en une invitation sur l’extérieur car, on ne peut pas tous aller dans le Montana.» Le festival ira lui à Missoula (Montana) au début des années 2000 avec sans doute en tête la prose de Henry David Thoreau : «Vers l’Est, j’y vais seulement contraint et forcé, mais vers l’Ouest, j’y vais de mon plein gré.»
Pourtant, la littérature monde s’exporte en 2000 à Sarajevo, à Dublin en 2001, à Bamako de 2001 à 2010, à Port-au-Prince plusieurs fois. Parfois «nous voyageons en sens inverse en faisant venir la littérature océanienne en Europe après des années de colonisation», souligne Christian Robert, éditeur Au Vent des îles. L’eau n’est pas une séparation : les Irlandais, invités d’honneur du festival en 1996 et 2023, laissent leur place à une délégation québécoise d’une douzaine d’auteurs. Le but ? Faire entendre, l’année où la maison du Québec fête ses quarante ans, les voix autochtones, ces littératures plurielles entendues avec Joséphine Bacon notamment.
Qu’importe la destination, «le festival est une ouverture sur le monde» dit Emilie Colombani, directrice éditoriale chez Rivages. Une idée reprise par Jean-Michel Le Boulanger, «il faut aller vers l’ailleurs» et faire de ces relations, un étonnant voyage. Il n’y a ni raison ni possible dans cette aventure littéraire, tout est imaginaire à l’image de l’affiche de cette trente-quatrième édition dessinée par Miles Hyman. On ne peut s’empêcher de penser à Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Vernes en regardant cette femme debout sur un bateau naviguant dans des eaux glacées. En ces temps, elle est seulement vêtue d’un tee-shirt. Proposer un tel paradoxe, c’est se rappeler avec Maëtte Chantrel de la première édition d’Etonnants voyageurs : «Les écrivains disaient sur un ton rieur, ‘’c’était un joyeux bordel mais qu’est-ce que c’était bien.’'»