«Vient un jour où la femme artiste, partout repoussée, et souffrant de partout, reconnaît cette triste vérité, qu’elle n’est qu’un objet de malveillance. On en veut à son talent, à son enthousiasme ; on en veut à son intelligence. L’homme craint pour sa royauté.» «Il est un préjugé contre la femme artiste, celle qui est pauvre surtout (car, avec de la fortune, on vous pardonne tout, même d’avoir du talent). […] Les sarcasmes amers, les inventions saugrenues, rien n’est assez sot ni assez méchant pour jeter à la femme de lettres. […] Chez les artistes, il y a une grande aristocratie ; il y a les parvenus et ceux qui doivent parvenir. Mais la femme semble ne devoir jamais parvenir. […] Je suis une intruse dans cette société.»
Ces mots évoquant les obstacles et les humiliations endurés par les femmes qui aspirent à entrer en littérature sont tirés d’Histoire d’une sous-maîtresse d’Adèle Esquiros. Ce roman à tiroirs publié en 1861 débute par le récit d’une femme qui se souvient d’avoir été une élève turbulente, de s’être moquée d’une de ses institutrices, surnommée Mademoiselle Grognon, jusqu’à ce qu’elle lise le manuscrit qu’elle écrivait dans ses rares moments de liberté. S’ensuit la transcription dudit manuscrit, où la sous-maîtresse évoque ses difficultés avec les autres enseignantes, les liens qui se tissent avec quelques élèves, son crush pour le maître d’écriture… Quelques lettres d’anciennes élèves avec qui elle gardait contact s’intercalent et viennent clore le roman.
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En filigrane, Adèle Esquiros dénonce les difficultés éprouvées par les femmes instruites qui n’ont ni relations ni dot pour mener une carrière artistique. Elle étrille notamment les bohèmes, «la race d’écrivailleurs sans âme, c’est-à-dire sans morale et sans talent. Et ces hommes qui aident si bien à la misère des femmes trouvent encore moyen de se faire les parasites de cette misère». L’autrice évoque aussi la pauvreté des enseignantes dans les pensions qui sont moins bien rémunérées que les domestiques. Ecrivaine, Adèle Esquiros parle de ces sujets en toute connaissance de cause : elle a été institutrice.
Ecrire pour le peuple et écrire à deux
Adèle-Julie Battanchon est née le 12 décembre 1819 à Paris, hors mariage ; ses parents se mariant trois ans plus tard. Institutrice et poétesse, elle épouse en 1847 Alphonse Esquiros, écrivain romantique et républicain. Ils se séparent au terme de trois années de mariage ; lui fondera un foyer en Angleterre en 1850.
Si leur mariage est un échec, Adèle et Alphonse Esquiros ont publié ensemble à maintes reprises : Histoire des amants célèbres dans l’Antiquité, fresque historique publiée dans les Veillées littéraires interrompue en raison de la Révolution de février 1848, des poèmes, Regrets, souvenirs d’enfance, consolation, jalousie (1849).
Souhaitant mettre la littérature au service du peuple, elle écrit aussi pour ses journaux : le Tribun des peuples, l’Accusateur public et la République des arts : peinture, statuaire, architecture, archéologie. Et, en 1859, Une vie à deux d’Alphonse Esquiros est éditée, accompagnée de nouvelles, la Course aux maris, la Nouvelle Cendrillon, l’Amour d’une jeune fille, l’Echoppe du père Mitou dont elle est l’autrice.
La première publication en volume d’Adèle Esquiros est un recueil de poèmes, le Fil de la Vierge (1845), dont l’introduction écrite par son futur mari met en avant la place des femmes en littérature. Suivront les Amours étranges mêlant nouvelles et poésies, puis le roman Histoire d’une sous-maîtresse. Ses poèmes sont présents dans le Mousquetaire d’Alexandre Dumas, et dans l’Artiste, qui publie aussi quelques-unes de ses nouvelles (Un amour dans la Lune, A la recherche de l’idéal). La Sylphide diffuse ses écrits ainsi que les Veillées littéraires (Un vieux bas-bleu).
Adèle Esquiros publie également des essais : en 1860, un essai critique envers la société patriarcale en réponse à l’Amour de Jules Michelet (1859) puis les Marchandes d’amour (1863). Consacré aux courtisanes et maîtresses royales, cet essai se termine par la proposition de la création d’un impôt garantissant la protection des femmes dans la société patriarcale : à partir de 30 ans, tout homme non marié paierait une patente de célibataire proportionnelle à sa fortune. Les recettes de l’impôt seraient versées aux femmes en fonction de leur degré de pauvreté. L’autrice y voit un moyen de mettre fin à la pauvreté des femmes, de leur éviter de conclure des mariages d’intérêt et de rendre la société plus vertueuse.
Naissance de la presse féministe
L’engagement d’Adèle Esquiros en faveur des droits des femmes prend toute sa dimension dans ses activités de journaliste et de militante. Ainsi, œuvre-t-elle avec Louise Colet, Jeanne Deroin, Désirée Gay, Eugénie Niboyet, Anaïs Ségalas, Amable Tastu et d’autres pour la création des premiers quotidiens féminins et féministes, la Voix des femmes (1848), l’Opinion des Femmes (1848-49) et le Journal pour toutes (1864-1867) dont l’une des devises est : «Travailler à l’amélioration et au bien-être de toutes, c’est travailler au bonheur de tous». Adèle Esquiros s’implique aussi dans le Club des femmes et celui de la Société de l’éducation mutuelle des femmes. Elle fonde son propre journal dans les années 1850, la Sœur de charité, religion universelle – «C’est bien le moins que les pauvres bas-bleus aient leur journal» – qui ne compte qu’un numéro.
Après 1848, les années 1869-1871 sont des années d’engagement fort d’Adèle Esquiros. Membre de la Société démocratique de moralisation, puis du Comité de vigilance des femmes de Montmartre lors du siège et de la Commune de Paris, elle côtoie Louise Michel et André Léo. On retrouve par ailleurs sa signature dans la Patrie en danger d’Auguste Blanqui.
Membre de la Société des gens de lettres, Adèle Esquiros est l’une des rares femmes présentes dans l’association, tout comme elle est l’une des rares élues à figurer dans un des monuments à la gloire des écrivains des années 1850 : le Panthéon Nadar. Quand on regarde de près la version de 1854, on distingue, au milieu de 249 hommes, 11 visages féminins… tous statufiés. Si le buste de George Sand, qui porte le numéro 1, précède le cortège des écrivains, les autres sont portés sur un plateau par Ernest Legouvé. Ces rares écrivaines élues sont Harriet Beecher-Stowe, Amable Tastu, Fanny Reybaud, Adèle Esquiros, Marceline Desbordes-Valmore, Marie d’Agoult, Clémence Robert, Anaïs Ségalas, Delphine de Girardin et Louise Colet.
En dépit de cette marque de reconnaissance rendue à si peu de ses contemporaines, Adèle Esquiros termine son existence dans la misère qu’elle a tant combattue, avec pour seul subside un maigre traitement de la Société des gens de lettres. Celle qui fut décrite par Adolphe Racot comme une amazone brillante de la période romantique meurt quasi aveugle, souffrant de paralysie et oubliée de tous, en décembre 1886.