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Libération
Premier roman

«Amiante» de Sébastien Dulude, terrils au trésor

Le poète canadien signe un premier roman sur une enfance dans la ville de Thetford Mines, longtemps surnommée «la cité de l’or blanc».
A Thetford Mines, longtemps surnommée «la cité de l’or blanc». (Laflamme Imagerie/iStockphoto. Getty Images)
publié le 23 août 2024 à 15h45

Peut-être en va-t-il des livres comme des gens : ceux qui nous résistent de prime abord deviennent souvent nos préférés. De mémoire, les premières pages d’Amiante, premier roman d’un Québécois né à Montréal en 1976, nous ont paru difficiles, déroutantes – ce sentiment bien connu, lorsqu’un texte manque d’indulgence et se dérobe, instaurant sa chorégraphie quand on attendrait qu’il réponde fissa à des questions aussi bêtes que «Où sommes-nous ? Qui parle ?», etc. Il faut un temps, sans doute, pour entrer ici, et c’est en fait très bon signe car c’est le temps qu’il faut pour s’habituer à une nouvelle voix – a fortiori si cette voix est connectée à l’enfance : c’est l’expérience de l’Opoponax de Monique Wittig, par exemple, cet égarement initial. Personne ne montre d’entrée sa quéquette dans Amiante, mais un garçon de 10 ans tient un journal entre ses mains : «Entre deux bouchées sonores de céréales, le petit Poulin m’a annoncé que le rembourreur, monsieur Joly, était mort la semaine dernière dans un accident de la route.»

La beauté pastorale des alentours

Nous sommes dans la ville canadienne de Thetford Mines, longtemps surnommée «la cité de l’or blanc», où s’extrayait au plus fort de son activité 40 % de l’amiante mondiale«this shithole of a town» résume l’un des personnages pour évoquer ce décor où Sébastien Dulude a lui-même grandi, de 6 à 16 ans. Ecrire ce roman, c’était pour lui y retourner, y être, parler de la mine, du labeur, de l’ennui, de la poussière sur les mollets, mais aussi de la beauté pastorale des alentours. C’est une affaire de regard et, comme on change le plomb en or, tout change bientôt pour Steve Dubois, 9 ans, le jour où débarque dans le quartier un nouveau voisin, «un garçon de mon âge à la dégaine polissonne» surnommé le petit Poulin. Ensemble, ils vont passer l’été sur les hauts terrils et s’occuper notamment en découpant des articles dans les journaux en vue de composer un «album de catastrophes» (comme quoi, il y a pire ailleurs) : tremblements de terre, accident d’hélicoptère, désintégration de la navette Challenger… La première partie du roman se passe en 1986, la seconde cinq ans plus tard, en 1991. Elles sont de longueur équivalente : il y a grosso modo d’une part l’enfance et d’autre part l’adolescence, et un abîme entre les deux.

Il y a les faits et la trame, mais ce qui prime, prend au départ au dépourvu et puis vite emporte, c’est l’écriture. A chaque phrase ou presque, sa sensation, son image, son souvenir. Le narrateur dit comment c’était, les visages, les paysages, et on voit très bien de quel bois ces histoires sont faites. «C’était une pinède bâtarde, un bras de forêt en lutte constante et immobile, une forêt d’un rouge miel, toujours changeante, qui avait perdu du terrain au profit d’une flore plus chaotique. Les grands pins rassuraient.» Au printemps, on trouvait des jonquilles, et une fois «je» a voulu en cueillir quelques-unes pour les faire sécher dans sa chambre. Drôle d’idée : «Mom» avait affirmé que c’était du poison et «Dad» que «c’est fifi un peu, un bouquet de jonquilles, que personne n’est mort ah ah ah, que ça doit être plein de fourmis». Le narrateur est «un sensible», tout le raconte, au sens de ce qui perçoit la moindre variation, et il l’est dans une famille de mineurs où il convient de père en fils d’être une brute et de s’enfoncer dans un trou noir – contre cette masculinité rocheuse, toxique, sa douceur de fleur.

En haut dans les branches, on lit «l’Affaire Tournesol»

Dans le mot «Amiante», le lecteur pourra projeter un bouquet de choses – Sébastien Dulude exploite toutes les facettes de sa métaphore : nocivité, caractère isolant contre les agressions extérieures, difficulté à s’en défaire. «Amiante», c’est aussi à l’oreille ami, amant, amante, aimant, et il faut entendre cet écho puisqu’on suit en premier lieu la rencontre de deux garçons qui s’attirent et trouvent l’un en l’autre un repère, une cabane. En haut dans les branches, on lit l’Affaire Tournesol, on feuillette son premier magazine porno, c’est tout un monde. En rêve ou non, tôt dans le livre, une main s’aventure. La scène, tout entière gorgée de soleil, légère et spontanée, ne constitue pas la clé de l’ensemble. S’il est possible de la lire sans sourciller et d’en être ému, d’y trouver même une sensualité et aucun malaise, c’est que l’auteur semble écrire en enfance comme on écrit d’un pays pas vraiment quitté. Ce n’est pas l’adulte qui regarde en arrière à cet instant.

Tout juste paru au Québec (où «les 4 000 exemplaires disponibles se sont envolés en quatre jours» dixit l’éditeur canadien La Peuplade) et porté sur place par une presse conquise, Amiante sort quasi simultanément en France. Souhaitons-lui un succès au moins équivalent dans l’Hexagone : dans la cascade de la rentrée, c’est une vraie pépite. Egalement éditeur et performeur, son auteur a trois recueils de poésie derrière lui. Et comment, par instants, une force poétique, précisément, paraît s’infiltrer entre les lignes comme des volutes de fumée et parvient, on ne sait trop par quel mouvement tellurique, à soulever, hisser son paragraphe vers de hautes sphères : c’est le souvenir qu’on en garde. Odeur de brûlé et souffle aérien.

Sébastien Dulude, Amiante, La Peuplade, 224 pp., 20 € (ebook : 12,99 €).