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Fières de lettres

Anna de Noailles, l’ivre de sa vie

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, la princesse roumaine devenue poétesse romantique française, qui a célébré avec exaltation une existence foisonnante.
Anna de Brancovan, princesse roumaine, devenue comtesse de Noailles par son mariage avec Mathieu de Noailles. (Cl. Manuel)
par Alina Cantau, Bibliothèque nationale de France
publié le 18 janvier 2023 à 16h43

Il y a 90 ans, le 30 avril 1933, nous quittait Anna de Brancovan, princesse roumaine, devenue comtesse de Noailles par son mariage avec Mathieu de Noailles. Son œuvre, chambre de résonance d’une vie mondaine, témoigne surtout de sa vive sensibilité, de sa capacité d’émerveillement et de son goût pour le romantisme. Le succès qu’elle a connu et son existence sont pourtant empreints de mélancolie.

Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France et de ses partenaires, illustre le remarquable destin de la «Reine du verbe» puisque s’y trouvent nombre de ses écrits : le Cœur innombrable, son premier recueil, les Derniers vers, sans omettre Poème de l’amour, les Forces éternelles et ses romans. Les traces biographiques sont nombreuses et variées : correspondances inédites, photos prises lors de réceptions ou dans son intérieur, archives de la parole pour l’écoute de ses vers, partitions de musique qui accompagnent au piano ses récits. Une exposition lui a été consacrée à la Bibliothèque nationale en 1953.

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Ses mémoires paraissent sous le titre le Livre de ma vie. Ce dernier écrit d’Anna de Noailles, publié le 14 juin 1932 chez Gallimard, est une ode à ses souvenirs d’enfance, rédigée dans une prose poétique, musicale et fluide. La suite est éditée sous le titre le Livre de ma vie (adolescence) dont le premier chapitre paraît en décembre 1931 dans la Revue de Paris. Les chapitres suivants ne verront jamais le jour. Souffrante et fatiguée, Anna de Noailles s’éteint à 56 ans, laissant inachevées ses Mémoires.

«Princesse d’Orient»

Anna naît le 15 novembre 1876 à Paris, au sein d’une famille imprégnée de toute une culture orientale. Son père, le prince Grégoire de Brancovan, est issu de deux grands noms de la noblesse roumaine : Bibesco et Mavrocordato. Quant à sa mère, Rachel Musurus, elle est née à Constantinople dans une famille de diplomates et de lettrés puisque son père, Constantin Musurus Pacha, grand nom de la Sublime Porte, traducteur en grec de la Divine Comédie, fut ambassadeur à Londres. Rachel y passa sa jeunesse et se maria. Forte de cette ascendance, Anna hérite de plusieurs surnoms comme «princesse d’Orient», «Cléopâtre» ou «la petite assyrienne». Pourtant, elle restera tout au long de sa vie profondément française de culture et d’âme, comme en témoigne ce vers élogieux et admiratif tiré des Eblouissements : «O verdure française, ô noblesse du monde

La famille s’installe fin 1879 dans un hôtel particulier parisien décoré à la manière d’un palais des mille et une nuits, au 34 avenue Hoche, avec leurs trois enfants : Michel-Constantin, l’aîné, Anna et Hélène, la cadette.

Les Brancovan passent tous les étés à Amphion, près du lac Léman. Nom à résonance mythologique, Amphion, fils d’Antiope et de Zeus, est un endroit béni de rencontres avec la nature dont elle célèbre le culte. Elle n’hésite pas à déclarer : «Amphion c’est ma vie» et régulièrement écrit de véritables hymnes : «Nature au cœur profond sur qui les cieux reposent /Nul n’aura comme moi si chaudement aimé.»

La princesse orientale se révèle être plus nymphe, ce qui lui vaudra son premier grand succès d’autrice lors d’un dîner offert le 30 mai 1901 par Robert de Montesquiou, ami de Proust. Sarah Bernhardt récite un de ses poèmes lors de la soirée. Premier moment de gloire pour Anna, qualifiée de «grande dame divine», selon Anatole France.

Amours contingentes et plurielles

Même installés en France, les Brancovan resteront toujours proches de la cour royale d’Angleterre. En août 1885, les Brancovan reçoivent à Amphion la visite du prince de Galles, le futur Edouard VII, accompagné par ses deux fils. Il y fut servi un «thé superbe», en théière d’argent, «porcelaines fleuries» et des «pains et beurre chers à l’Angleterre». Le Livre de ma vie nous raconte également, avec humour et tendresse, un souvenir de petite fille lors de la rencontre avec Louise-Victoire d’Angleterre, fille d’Edouard VII. Rachel, la mère d’Anna, parfaitement bilingue, avait préparé sa fille à un discours d’accueil qui finissait par «the welcome be your royal highness». En proie à l’émotion, Anna prononcera «your royal honey» (miel royal), ce qui lui vaudra de vives remontrances de sa mère et un sentiment de culpabilité. Anna observe avec acuité les aristocrates qu’elle rencontre. Lors d’un périple sur la Corniche de Nice en 1897, elle croise la reine Victoria et la décrit comme «une petite dame en noir au visage de hibou fatigué».

«Mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommesMalgré une santé fragile, Anna était une femme d’une beauté qui en séduisait beaucoup. Exaltée, sensible et passionnée, elle avait une soif inassouvie d’être admirée et adulée. Une véritable héroïne à la Henry James, qu’elle a d’ailleurs rencontrée à Londres en 1907, lors de ses lectures. Son tableau de chasse est éloquent : on y trouve Maurice Barrès, le neveu de ce dernier Charles Demange, Edmond Rostand et son fils, Léon Daudet, entre autres. La relation avec le controversé Maurice Barrès tourne à l’obsession. Une passion partagée malgré leurs mariages respectifs et leurs nombreux désaccords intellectuels. Mais au-delà des amours contingentes et plurielles, Anna est à la recherche de l’Amour avec un grand A. Une quête inachevée présente dans nombre de ses écrits.

Une comtesse engagée

La Comtesse Anna de Noailles est aussi une femme engagée, dreyfusarde convaincue, présente dans les coulisses de la Grande Guerre, qui l’épouvante. Elle envoie des lettres aux soldats sur le front, visite les blessés, préside le gala des «gueules cassées», rencontre Poincaré, reçoit chez elle Clemenceau et Aristide Briand, participe à la Conférence de paix à Versailles et consacre une partie du recueil les Forces éternelles à la tragédie de la guerre.

Mais l’ultime phrase de ses Mémoires est dédiée à Marcel Proust, son grand ami et indéfectible admirateur : «Anaxagore l’a dit, la vie est un voyage…» De cette vie foisonnante, elle aurait donc trouvé un frère de cœur en l’auteur de la Recherche. Les voies de l’amitié dans les cercles mondains sont impénétrables.