Menu
Libération
«Souvenir»

Annie Ernaux par Geneviève Brisac: «Elle a la conviction qu’existe une phrase juste qui terrasse la honte»

L’écrivaine réagit à l’annonce de la nouvelle Prix Nobel ce jeudi, et salue son courage.
«J’ai mesuré le courage d’Annie. Un courage fondé sur la foi dans la beauté», déclare Geneviève Brisac. (Les Films Pelleas)
par Geneviève Brisac
publié le 6 octobre 2022 à 19h32

L’information s’est affichée sur mon téléphone. Mon cœur s’est rempli de joie, comme la fois où Alice Munro avait été couronnée. Cette joie, cette gaîté qui envahissent quand quelque chose de vraiment génial se produit. Un événement ravissant. Genre : un but au Mondial. J’ai couru dans la rue comme une gamine, j’aurais bien embrassé tout le monde sur mon passage (et fini au commissariat). J’aurais bien retourné mon tee-shirt sur ma tête, comme font les joueurs. J’aurais bien été ce soir à une manifestation de joie, pour le plaisir immense que donne le sentiment d’une victoire collective, toutes pour une, une pour toutes. Mais Libération ne m’a pas demandé de commentaires sportifs sur cet événement du 6 octobre. On m’a demandé de parler de la phrase d’Annie Ernaux, puisqu’aussi bien, il y aura des personnes pour parler de son engagement, de ses choix politiques, de Pierre Bourdieu, de Cergy, des femmes, et des prix.

C’est assez simple. La phrase d’Annie Ernaux, une phrase comme un couteau dit-on parfois, découpe et sonde la mémoire, interroge les souvenirs, l’intime, en fait l’analyse et le récit. C’est ça qui est bien, qui lui donne sa force de funambule, cette phrase légère mais implacable qui tranche. Virginia Woolf, notre amie commune, disait :

«Pour écrire à sa guise, une femme a besoin (en plus d’une chambre à soi et de cinq cents livres de rente) d’une phrase assez souple et assez légère pour épouser les mouvements de sa pensée, et s’accorder à sa respiration.»

La phrase d’un écrivain on le sait, ressemble toujours à son souffle. Pour parler de cette phrase précise, directe, sur le fil, je passe par un petit souvenir. Un jour, j’ai fait un cours sur un livre que j’adore, l’Evénement. Les étudiantes de ce mastère de traduction étaient horrifiées. Comment osais-je parler d’un tel livre, absolument choquant, absolument indécent, ce fœtus, ce sang, oui, ce sang. Ce sexe tout le temps. Tout cela est tellement dégoûtant. Et le plus dégoûtant, a dit une jeune femme, c’est que cette femme ose se faire du fric avec son malheur. Si c’est cela la littérature, merci beaucoup. Scandalisée à mon tour, j’ai parlé de vérité, d’injustice à nommer, de honte et de souffrance. De lucidité et de courage. J’ai parlé du droit à l’avortement et à la contraception, ces droits toujours menacés. J’ai parlé de centaines de milliers de mortes. Mortes à la guerre de la naissance. Vous comprenez ? Vous ne savez donc pas lire ? Elles gardaient un visage fermé, les oreilles fermées. J’ai mesuré le courage d’Annie. Un courage fondé sur la foi dans la beauté. Un courage fondé sur la conviction qu’existe une phrase juste qui terrasse la honte, la haine de soi, la peur aussi. Un courage fondé sur l’horreur de l’hypocrisie et de l’insincérité, sur la certitude que le devoir d’une écrivaine est de dissoudre sa vie dans ses mots. Un courage appuyé sur cette arme, une phrase, comme un couteau.

Paura non abbiamo [«non n’avons pas peur», ndlr], chantent traditionnellement les paysannes italiennes en grève.

Et les écoutant, je pense à Annie Ernaux.