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Le surréalisme célèbre cette année son premier siècle : le mouvement est né, au moins officiellement, avec la parution du Manifeste du surréalisme d’André Breton, en 1924. Quelle est donc l’actualité, cent ans après, de cette «dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale», comme le définit Breton dans le texte ? On peut en avoir une intéressante idée en ouvrant Ombre pour ombre, d’Annie Le Brun, qui sort ce mois-ci en poche chez Poésie/Gallimard.
Des surréalistes, on a dit qu’elle en est la dernière : née à Rennes en 1942, Annie Le Brun rencontre André Breton en 1963. Comme son amie, la peintre Toyen, elle fait rapidement du cercle des proches du poète, jusqu’à sa mort en 1966.
Surréaliste tendance orageuse, Le Brun publie par la suite, sur Sade, Hugo, le féminisme ou le monde de la culture, des textes qui frappent par leur pénétration et leur radicalité, plongeant sans détour dans les recoins les moins éclairés de la littérature en particulier et de l’expérience humaine en général. Chacun de ses livres ou presque illustre un contre-courant qui a fait grincer des dents. En la comparant à l’autre Annie – Ernaux – au moment où cette dernière a reçu le prix Nobel, l’écrivain Patrick Autréaux observait : «Le Brun m’a moins libéré que rendu libre d’accueillir ce je ne sais quoi d’obscur en moi, et de ne pas en avoir peur.»
A lire aussi, son portrait paru en 2001
Le très bien nommé Ombre pour ombre réunit ses recueils de poèmes, initialement rassemblés en 2002. Le premier, Sur le champ, illustré par un frontispice de Toyen, a été publié aux éditions surréalistes en 1967. Le dernier, Pour ne pas en finir avec la représentation est daté de 2002. Dès la première phrase du «Premier cerne» de Sur le champ, Le Brun nous prend à rebrousse-poil : «Je ne sais pas où je vais mais je sais ce que je méprise. Ne riez pas, vous n’en savez pas plus.» Il y a dans ces textes le péremptoire des Poésies de Ducasse. Pioché dans le formidable Tout près, les nomades (1972) : «Je n’ai rien à dire et encore moins quelque chose à dire ; pour l’instant je parle tandis que d’autres dansent, crient, éternuent, maigrissent, tuent, respirent, s’allongent…» Et tout de suite après, ce slogan si représentatif de la manière cinglante de Le Brun : «Personne n’est jamais parti où que ce soit, serait-ce au bout d’une phrase, sans se déguiser.»
Annie Le Brun, Ombre pour ombre, Gallimard, collection poésie, 240 pages, 9,20 euros.
L’extrait
J’ai été un hiver vif, clair et nu, un hiver de petites culottes lessivées, de bonbons très durs, de couleurs tailladées au canif. Je riais parfois, des graviers dans les genoux. La jungle de buée se redessinait toujours sur les vitres de l’attente. De grands bivouacs affolés dans la steppe des draps. La voracité d’infimes dents cristallisant le lait interdit. Et des cachettes tièdes et profanes entre les torticolis du rire. Oh ! mes robes de papier ébouriffées. Balancements incestueux des hamacs. L’univers gonflait sous mes œillères fleuries. Rampements puérils dans un cercueil d’osier qui s’en allait au fil de l’eau, tandis qu’avec une assurance cannibale je m’accroupissais sur la berge violette de l’horizon.