Le surréalisme a 100 ans et Annie Le Brun est morte. Elle en était l’une des dernières représentantes, fidèle toute sa vie au mouvement, comme elle a persévéré jusqu’au bout dans l’esprit de rébellion qui avait conduit Breton à le fonder en 1924. La poète et critique est morte lundi 29 juillet, a-t-on appris de Gallimard ce jeudi 1er août. Elle avait 81 ans. Sur Instagram, l’écrivain Jean-Baptiste Del Amo a fait part de sa «grande tristesse» : Annie Le Brun était une «immense penseuse de notre temps. Elle était l’une des dernières vigies face à notre abrutissement collectif, au désenchantement du monde et aux fossoyeurs de la poésie».
Née à Rennes en 1942, Annie Le Brun rencontre André Breton en 1963. Comme son amie, la peintre Toyen, elle fait rapidement partie du cercle des proches du poète, jusqu’à sa mort, en 1966.
Surréaliste tendance orageuse, Le Brun publie par la suite, sur Sade, Hugo ou le monde de la culture, des textes qui frappent par leur pénétration et leur radicalité, plongeant sans détour dans les recoins les moins éclairés de la littérature en particulier et de l’expérience humaine en général. Chacun de ses livres ou presque illustre un contre-courant qui a fait grincer des dents. Lâchez tout, en 1977, puis Vagit-Prop, en 1988, démontaient «la fascination pour les systèmes totalitaires, la sororité crétinisante et la mutilation de l’imaginaire amoureux» (les mots sont de son éditeur, Jean-Jacques Pauvert) en cours dans le «néoféminisme» de son époque. Elle l’avoue d’ailleurs dès 1977 dans Lâchez tout : «les affrontements habituels entre les hommes et les femmes ne m’ont guère préoccupée. Ma sympathie va plutôt à ceux qui désertent les rôles que la société avait préparés pour eux». Plus récemment, elle attaquait la profusion d’images déversées dans les flux de nos téléphones, qu’elle qualifiait de «pandémie numérique» (Ceci tuera cela. Image, regard et capital, Stock, 2021).
Une critique insoumise
Quiconque en sa présence ne pouvait qu’être frappé par son charisme confinant parfois à la dureté, par l’aura qui la nimbait et ce regard, aussi perçant qu’il était critique sur le monde actuel et sa littérature. «On avait l’impression de croiser quelqu’un qui appartenait à une autre réalité», se souvient Jean-Baptiste Del Amo auprès de Libé. Inclassable et iconoclaste, Annie Le Brun ne suit sa vie durant qu’un seul aiguillon : débusquer la beauté partout où elle se trouve, et «pas celle qu’on essaie de nous vendre à tout prix», dénonce-t-elle de sa voix douce au timbre fragile sur France Culture, à l’occasion de la sortie de son essai Ce qui n’a pas de prix (Stock), en 2018. Ce libelle s’attaquait à la marchandisation des images, notamment à travers les liens sulfureux entre la finance et l’art contemporain.
Manière pour elle de ne pas se contenter de commenter le monde telle une grincheuse mais d’y agir et d’y participer pleinement, Annie Le Brun joue de temps à autre les commissaires d’exposition invitées, s’emparant de l’œuvre de Toyen au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 2022 ou – évidemment – de Sade au musée d’Orsay en 2014. Sade, dont elle renouvelle la lecture en montrant comme cette écriture du corps vaut avant tout comme ouverture vers l’imaginaire. Pour la critique insoumise, l’art et le Beau sont plus largement une façon de faire rupture, de sortir de ce qui est pour faire exister des alternatives à ce que le capitalisme nous présente comme étant le seul possible. C’est ainsi qu’elle, qui a vécu et tant aimé Mai 68, n’hésite pas à fustiger ceux des soixante-huitards qui ont selon elle renoncé à leurs idéaux révolutionnaires. L’écrivaine se passionne pour le militant et géographe Elisée Reclus, fraye avec Guy Debord, se maintient toujours aux frontières du «système» et ne cherche pas les feux de la rampe, quitte à rester finalement peu connue du grand public.
«J’écris comme on force une porte»
L’anarchisante a le sens de la formule et l’art d’entremêler dans sa pratique poésie et politique, pour elle à jamais indissociables. Sa passion des images, elle la déploie jusque dans une écriture faite d’ouvertures, de trouées et de saillies, dont on retiendra par exemple : «C’est sur l’éperdu que je n’aurai cessé de miser» (De l’éperdu, 2000), «j’écris comme on force une porte» (Appel d’air, réflexion sur la poésie, 1988) ou encore «J’ai parlé sans éclats de voix, mon cheminement ne fut pas sans éclats de verre» (Ombre pour ombre, 2002).
En la comparant à l’autre Annie – Ernaux – au moment où cette dernière a reçu le prix Nobel, l’écrivain Patrick Autréaux observait : «Le Brun m’a moins libéré que rendu libre d’accueillir ce je-ne-sais-quoi d’obscur en moi, et de ne pas en avoir peur.»
En début d’année 2024 reparaissait chez Poésie/Gallimard le très bien nommé Ombre pour ombre, qui réunit plusieurs de ses recueils de poèmes initialement rassemblés en 2002. Le premier, Sur le champ, avait été publié aux Editions surréalistes en 1967. Le dernier, Pour ne pas en finir avec la représentation, est daté de 2002. Dès la première phrase du «Premier cerne» de Sur le champ, Le Brun nous prenait déjà à rebrousse-poil : «Je ne sais pas où je vais mais je sais ce que je méprise. Ne riez pas, vous n’en savez pas plus.»