Cette interview est issue de notre hors-série «Les sept familles du polar», 100 pages de rencontres, d’interviews et de conseils lecture autour du polar. Avec, en plus d’Arnaldur Indridason, Lisa Gardner, Deon Meyer, Louise Mey ou Philippe Jaenada. Mais aussi les bonnes feuilles des meilleurs romans noirs de la rentrée : Harlan Coben, Donna Leon Jo Nesbø… Et un jeu de sept familles exclusif illustré par Coco. Un hors-série à retrouver en kiosques tout l’été, ou sur notre boutique, 10,90 €.
C’est un roc, c’est un pape, c’est un Hercule. Que ce soit sur ses terres islandaises ou chez les voisins, suédois, norvégiens ou finlandais, Arnaldur Indridason, 64 ans, reste aux avant-postes du polar nordique, malgré l’essor faramineux de cette production depuis vingt ans. D’active depuis 1997 (les Fils de la poussière), l’ancien journaliste puis critique de cinéma – qui excelle dans le travelling de papier – a emballé le reste du monde avec son réalisme social mélancolique dans le sillage d’Erlendur Sveinsson, flic taciturne et nostalgique de l’Islande d’avant, mais pourtant empathique, inconsolable depuis la mort de son frère quand ils étaient enfants. Indridason reste fidèle à cette veine dans le cycle organisé autour de Konrad, ex-flic ripou solitaire et peu aimable, mais excavateur tenace de parts d’ombre, y compris celles de sa propre vie lestée par un père violent et magouilleur. Résultat, exit l’Islande de carte postale, place à une contrée géologiquement instable et potentiellement hostile. Autre constante : le passé de l’Islande, son histoire. Ils irriguent les intrigues au présent d’Indridason, qui commet également des romans d’époque – comme la Trilogie des ombres qui se déroule entre 1941 et 1944 ou le Roi et l’Horloger qui a pour contexte le Danemark du XVIIIe siècle. Des plongées dans l’histoire qu’il effectue autant par goût que par devoir, nous explique-t-il fin mars, alors que vient de paraître un nouvel épisode de la saga Konrad.
Les lendemains qui chantent nous replonge dans l’Islande à l’époque de la guerre froide. Une période que votre production évoque régulièrement. A-t-elle marqué l’Islande autant que vous ?
La guerre froide a été une époque de conflit très intense en Islande, entre les Islandais eux-mêmes. L’Islande est entrée dans l’Otan en 1949, et ensuite, nous avons cohabité avec une base américaine pendant plus de cinquante ans, jusqu’en 2006. Ces deux éléments ont divisé la nation en deux camps très distincts. Il y avait constamment des manifestations contre la présence américaine et contre l’appartenance à l’Otan, et le tout a eu des conséquences aussi bien politiques et économiques que culturelles. Je n’ai personnellement pas manifesté, mais le départ de l’armée américaine m’a réjoui. En revanche, je n’étais pas contre la présence de l’Islande dans l’Otan. C’est en m’inspirant de cet environnement que j’ai essayé d’écrire un nouveau roman d’espionnage historique islandais. C’était aussi le cas avec l’Homme du lac, Opération Napoléon et le Duel.
Portrait
Ce livre a-t-il impliqué beaucoup de recherches ?
Oui, même si je me souvenais de beaucoup de choses, puisqu’on vivait cette atmosphère au quotidien. J’ai notamment relu les journaux de l’époque, qu’on trouve très facilement en ligne. Le trafic de Lada, par exemple, a vraiment existé, j’ai d’ailleurs un ami qui en avait une en fin de course et qui un jour, à cette époque-là, l’a amenée sur le port où il y avait des chalutiers russes. Il est monté sur le bateau, a discuté avec les Russes. On aurait dit des amis. Ils ont bu de la vodka, les Russes ont pris la Lada, mon copain est reparti avec une bouteille, les deux parties étaient ravies.
Donc des chalutiers russes apparaissaient comme ça, dans le port de Reykjavik ?
Des chalutiers, dont certains étaient considérés comme des bateaux espions. En islandais, on appelle ça des «navires de l’ombre». Ça existe encore aujourd’hui d’ailleurs. Comme je le décris dans le roman, les marins des chalutiers islandais se rendaient bien compte que quelque chose clochait, il faut dire que les Russes stationnaient à des endroits étranges, où il n’y a pas de poisson. Les Islandais savent parfaitement où est le poisson… L’Otan et l’armée américaine avaient des stations radar à plusieurs endroits en Islande, et il se disait que ces soi-disant chalutiers servaient aux Russes à écouter les messages des Américains, à surveiller les allées et venues des navires, des avions, des sous-marins.
Critiques
L’Islande a été un pion dans ces jeux d’influence…
De par sa situation, l’Islande avait nécessairement une position stratégique très importante. Et tout le monde en avait conscience. On savait parfaitement, par exemple, qu’il n’était pas tout à fait normal que l’ambassade soviétique compte 70 conseillers commerciaux… Et si aucun Islandais pratiquant l’espionnage privé n’a été démasqué, on sait que les Russes ont essayé de recruter, ça a été rapporté par la presse. Idem pour la présence des soi-disant chalutiers. Les citoyens islandais trouvaient tout ça plutôt comique, en fait. Parce que ça leur semblait complètement ridicule de faire de l’espionnage en Islande. Je partage cette idée, d’où ce roman d’espionnage très loin de James Bond. Un acteur-clé de l’histoire est le Comité d’exportation du hareng… Il a bel et bien existé, ses membres allaient régulièrement à Moscou, et ils déterminaient avec les Russes le cours du hareng. De quoi imaginer des «espions harengs» ! Ça n’est pas du tout surréaliste, l’Islande avait beaucoup de liens commerciaux avec l’URSS, à cause du pétrole et du charbon, et les quantités échangées étaient importantes. La tentation communiste était aussi une réalité : à l’époque, beaucoup de jeunes socialistes islandais, des étudiants, des jeunes idéalistes, partaient en Europe de l’Est… et en revenaient désenchantés.
Cette façon d’exhumer le passé, de le revisiter, est-elle une façon d’activer une mémoire collective, d’interroger l’identité islandaise ?
J’ai une curiosité insatiable pour tout ce qui est histoire, et pas seulement la grande. Je pense que les Islandais se posent tous la question : mais qui sommes-nous ? Dès le IXe siècle, on a commencé à se raconter des histoires, à se raconter notre histoire, qui était d’abord transmise oralement, puis, très rapidement, on s’est mis à l’écrire, à la coucher sur vélin. Il y avait déjà chez les Islandais cette manie de tout consigner : tous les événements de la vie quotidienne, mais aussi la mémoire de la nation. Ça, c’est les sagas islandaises. Et on continue aujourd’hui. Ce ne sont plus des sagas, on ne raconte plus la colonisation de l’Islande ou les batailles du début, mais on écrit tout ce qui arrive chez nous. Cette obsession de vouloir conserver la mémoire, de tout répertorier, d’enregistrer, de laisser une trace, vient du fait que les Islandais se sont longtemps sentis vulnérables. La nation a tout de même failli disparaître plusieurs fois. Par exemple, il y a deux cents ans, après l’éruption du Laki en 1783, quand les Danois ont eu l’idée de vider l’Islande et d’emmener tous ses habitants au Danemark. Nous sommes une petite nation, tout au nord, et nous avons été menacés d’extinction pendant très longtemps. Donc, pour éviter de sombrer dans l’oubli, oui, on écrit. C’est une tradition que l’on tient de nos ancêtres lointains, qui ont commencé à écrire aux XIe et XIIe siècles. Et ils écrivaient en islandais, pas en latin. Aujourd’hui, j’y contribue, à ma façon.