«Breakdowns a été publié, envers et contre tout, en 1978 (quand j’avais 30 ans). Personne ne voulait d’une édition de luxe et en grand format à couverture rigide rassemblant mes quelques planches autobiographiques et structurellement expérimentales [et réalisées entre 1972 et 1977], sauf moi…», écrit Art Spiegelman en tête de cette nouvelle édition – «nouveau format, postface augmentée, planches inédites, nouvelle couverture», précise Flammarion – parue l’an dernier aux Etats-Unis, quatorze ans après la deuxième et presque quarante-cinq après la première. Le temps a passé, l’auteur typiquement underground est désormais le seul bédéaste à avoir reçu le prix Pulitzer (en 1992) et Maus, son roman graphique du temps de la Shoah et des récits de son père, est devenu un classique planétaire. Breakdowns, c’est autre chose, même si ça contient les prémices de Maus. C’est le «Portrait de l’artiste en jeune %@#$!» (tel est le sous-titre de l’album à quelques caractères et couleurs près), et même «en jeune %@#$! trop dispersé». C’est l’histoire d’un passionné de bandes dessinées qui, très tôt, étudiait la célèbre revue fondatrice Mad «comme d’autres gosses le Talmud» et qui a su comprendre le lien entre la meilleure façon de faire une valise et de la bd («dans le petit espace que tu as tu dois mettre tout ce que tu peux»). On y découvre de la culpabilité («En 1968 ma mère s’est tuée… sans laisser un mot !», laissant Art «prisonnier sur la planète Enfer»), de la pornographie, l’art du montage, beaucoup de nains et «la puissance du récit». Il y a «une visite guidée» des planches «Ça ne tourne pas très rond en ce moment» effectuée par l’auteur. Et Art Spiegelman fait de l’utilisation graphique du style indirect une base de son travail, tel un Flaubert dessinateur.
On saura si «les morts saignent»
«Plutôt que la page, la case tiendrait l’unité de base de la pensée. Je voulais entremêler des souvenirs, des fragments d’histoires et des idées dans différents styles, pour imiter le fonctionnement non chronologique de l’esprit.» Rapidement, Art Spiegelman a «un engouement pour la pollinisation réciproque entre Grand Art et art mineur» et il dit comme Maus est né de ses années underground : «Je décidai d’appliquer les leçons apprises à l’époque où je déjouais la narration, mais en les inversant, afin d’obtenir une histoire fluide.» On rencontre dans Breakdowns Lewis Carroll, Franz Kafka et «le crime parfait», mais pas comme on les imagine, et on saura si «les morts saignent» ou pas – tout est affaire de logiques contradictoires. Il y a de «faux Picasso» qui ressemblent plus à des personnages qu’à des tableaux, des «lois anti-culs», «une méditation sur la dépression et l’aliénation» et, dans les six cases finales, c’est-à-dire à grande vitesse, le «synopsis» de ce qu’est une vie, de la naissance à la mort – une peau de banane est présente dans la moitié des cases, les stéréotypes et la manière d’en jouer étant aussi une base du travail d’Art Spiegelman.
Fin de la postface de l’auteur fou de bandes dessinées avant d’avoir appris à lire : «Breakdowns est un manifeste, un journal intime, une lettre de suicide froissée et une lettre d’amour toujours d’actualité adressée à un médium que j’adore.»