Dans les premières pages de Fuck Up, le héros vomit à la sortie d’un bar. Un dégueulis d’anthologie, immonde, incontestable, décrit avec bien trop de détails et de sensualité – il y met les doigts, fouille, analyse, compare. On aimerait que ça s’arrête, passer à autre chose – mais on ne peut s’empêcher de continuer, comme un accident de voiture au détour d’un virage, carnage obscène dont on ne pourrait détourner le regard. Ce vomi, ce sera la distinction honorifique du lecteur, celui qui gravera Fuck Up sur la surface de sa conscience et fera aussi qu’il ne voudra le relire trop tôt, trop légèrement – parce que le premier roman d’Arthur Nersesian, qui en a publié une dizaine depuis, est un livre qu’on relira, fatalement. Certains, à l’occasion de sa sortie inespérée cette année en France aux éditions La Croisée, iront même l’acheter pour la deuxième ou troisième fois. Fuck Up a en effet traversé les décennies et les éditeurs, produit d’une vie dissolue, similaire à celle de son héros anonyme, brinquebalé de catastrophes en malentendus dans le New York du début des années 80 où il se retrouve à travailler dans un cinéma porno gay et côtoyer une galerie de personnages louches, violents et grotesques. Une version sans répit du After Hours de Martin Scorsese, réécrite par un Selby cruel et farceur.
Le livre voit le jour au milieu des années 80, alors que son auteur travaille dans un cinéma de Greenwich Village, à New York – parmi ses collègues de débine, le français Dominik Moll, futur réalisateur de la Nuit du 12, qui signe la courte préface de l’édition française. «Je vivais avec ma petite amie, explique Arthur Nersesian. Nous écrivions tous les deux des nouvelles. Un jour, nous avons lancé un pari : lequel serait, le premier, capable d’accoucher d’un roman valable ? Ça m’a pris deux ans. Je l’ai tapé sur une machine à écrire, dans l’immeuble où se trouvent aujourd’hui les bureaux de Condé Nast. Pour la relecture, un ami m’a prêté un Commodore 64 que j’ai branché sur mon écran télé.» Une fois Fuck Up terminé, Nersesian se met à la colle avec un agent qui arrose les maisons d’édition. Mais le manuscrit est refusé partout.
Vendu de la main à la main par l’auteur
C’est en autoédition qu’il voit le jour au début des années 90, vendu de la main à la main par l’auteur dans le Village ou laissé en dépôt dans une poignée de librairies. Le roman trouve peu à peu un public, dans les lecteurs de la marge et des voies parallèles. Parmi eux, Johnny Temple, bassiste du groupe new-yorkais Girls Against Boys, qui contacte Nersesian en 1997. Il veut que Fuck Up soit la première référence de la maison d’édition qu’il vient de monter, Akashic Books – qui jouit aujourd’hui d’un catalogue joyeusement gratiné où se bousculent Jerry Stahl, Joyce Carol Oates et Lydia Lunch. Cette édition va amplifier le culte autour du roman, qui ressort à nouveau en 1999 sur MTV Books, éphémère excroissance littéraire de la chaîne musicale, alors davantage occupée à poser les bases de la télé-réalité. Fuck Up devient un livre qu’on s’échange entre garçons qui ont pris toutes les mauvaises décisions, entre filles qui ont loué tous les mauvais appartements et qui, toutes et tous, se sont croisés au même âge et dans les mêmes parages. Une alternative fauchée et de (très) mauvaise vie aux errances dorées de Bret Easton Ellis, un John Fante dont le Bandini n’aurait ni nom ni projet, lancé dans une spectaculaire dégringolade, pleine de coups effarants et de longs virages.
Quelque chose d’intemporel surtout, qui allait survivre aux années, peut être justement parce qu’il raconte un monde progressivement oublié, détruit, effacé. «Ce que je réalise en relisant ce livre aujourd’hui, reprend Nersesian, c’est à quel point le capitalisme a ravagé un terrain créatif sans égal. La quasi-totalité des lieux que je décris dans Fuck Up ont disparu ou sont devenus inaccessibles. Le quartier où vit mon personnage est désormais occupé par une résidence étudiante et des pièges à touristes. Jean-Michel Basquiat et Keith Haring y ont vécu. Il a vu éclore des auteurs, des poètes, des musiciens. C’était un lieu qui vous permettait d’avoir de l’espace pour travailler, vous exprimer et vous donnait aussi de la force : vous aviez l’impression de faire partie de quelque chose.» Elle est peut-être bien là, la sève et l’endurance de ce roman. Livre d’un monde qui n’existe plus mais dont l’énergie persiste. Fuck Up a donné, donne et donnera encore longtemps au lecteur l’impression «de faire partie de quelque chose». Un souvenir électrique des mauvaises années. Dont on s’étonne toujours d’être revenu entier mais avec lesquelles on continue malgré tout à dialoguer. Comme ce type par terre qui fouille dans son vomi – fasciné, béat, hypnotisé.