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Libération
Roman

«Au commencement du monde» de Drago Jancar, l’enfance à tous les étages

Le cahier Livres de Libédossier
Dans son roman fortement autobiographique, l’écrivain slovène présente un jeune narrateur qui s’éprend d’une voisine et découvre la réalité âpre qui l’environne.
Drago Jancar, le 27 février, dans une rue de Ljubljana, la capitale slovène, où il vit. (Jošt Franko/Libération)
publié le 8 mars 2024 à 12h59

Danijel a mis ses mains en berceau et s’apprête à allonger la langue. Et voilà la catastrophe : un blanc dans le cerveau. Que dit-on au moment de la communion après «le corps du Christ» ? On dit «amen». Et lui, l’enfant de la Yougoslavie titiste, a tout oublié. Il est renvoyé de l’autel par le prêtre agacé, sa mère a honte. Danijel se sent humilié. En ce début des années 60 encore marquées par la guerre – elle est déjà loin mais on ne parle que de ça –, on ne sait jamais sur quel pied danser avec les adultes. Mais le Danijel d’Au commencement du monde est un garçon qui observe tout, qui rêve les yeux ouverts ou fermés. Et le monde qui se dessine autour de lui se lit est raconté avec un mélange fascinant de scepticisme, d’ironie et de poésie.

Dans son huitième roman traduit, Drago Jancar revient dans sa ville natale et resserre la focale sur son immeuble, «la maison rouge», en plein quartier ouvrier. Le matin, une musique quotidienne réveille l’enfant. «J’entends les pas, les nombreux pas, les coups des lourds souliers sur le sol dur, le martèlement de l’infanterie d’usine dans la longue rue. Tous les jours, sous ma fenêtre, des hoplites marchent, encore à demi endormis, le regard absent, songeant à la nuit printanière, au sommeil et aux chimères qu’ils ont laissés dans leur lit, à leur femme restée dans la cuisine, aux rêves où ils marchaient dans d’autres rues, dans d’autres pays.» L’histoire démarre au printemps avec l’arrivée d’une nouvelle voisine. Elle s’appelle Lena et cuit des gâteaux secs pendant son temps libre. Danijel est amoureux, il l’espionne. Un jour il aperçoit derrière les rideaux en dentelle de la jeune femme des chaussures d’homme de taille 48. Les pieds visibles à l’extrémité du divan appartiennent à Pepi, le poseur de paratonnerres.

Danijel revisite à sa sauce les histoires de David et Goliath

L’idylle du rez-de-chaussée électrise tout l’immeuble. Avec la venue d’un gommeux à moustache et moto, elle va virer tragiquement. Mais elle n’est que le fil rouge du livre, qui va bien au-delà du simple fait divers. «Le monde qui n’existe pas encore et qui va naître sous nos yeux dans l’histoire que raconte Danijel est, des cieux jusqu’à la terre, nimbé de silence. C’est dans ce monde que se déroule l’histoire dont les bases sont aussi solides que la mémoire et l’imagination d’un enfant. C’est pourquoi elle est à son affaire dans les rêves et la réalité, dans les deux à la fois.»

Pour alimenter son imaginaire, le garçon dispose de plusieurs sources. La mère et le pater Alojzij l’abreuvent de récits bibliques. Danijel revisite à sa sauce les histoires de David et Goliath, David et la belle Bethsabée. Son enseignante, une titiste pure et dure, prétend qu’il trahit son serment de pionnier en allant au catéchisme. Le père, lui, admet que Jésus est un révolutionnaire mais balaye tout le reste. L’ancien résistant préfère ressasser ses souvenirs de guerre. Souvent, il fait la noce avec ses ex-compagnons de lutte, réveille son fils à 4 heures du matin et lui ordonne d’accompagner à l’accordéon leurs chansons de partisans.

Chez son ami Franci, le garçon trouve une atmosphère plus apaisée. Le père était tankiste et a perdu sa jambe à la guerre, côté Wehrmacht. Ils font partie de la minorité allemande de Slovénie. Un jour toute la famille déménage en Allemagne sans prévenir. L’une des nombreuses disparitions qui vont atteindre Danijel. L’autre départ déchirant est celui d’un homme solitaire qui vit dans une maison jaune cernée de fleurs, le professeur Fabjan. Ses murs sont couverts de livres, il a un globe terrestre et raconte des histoires des confins du monde. Avec lui Danijel se transporte en Patagonie. Un jour la maison est vandalisée par la police et le vieil homme disparaît, il a vraisemblablement été interné pour raisons politiques. En moins d’une année, du printemps qui avait vu l’arrivée de Lena, à l’automne et le drame qui place l’immeuble aux premières loges de la rubrique faits divers, Danijel aura quitté l’enfance.

Drago Jancar, Au commencement du monde. Traduit du slovène par Andrée Lück Gaye. Phébus, 320 pp., 22,50€ (ebook: 15,99 €).