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Libération
Autobiographie

Avec «Gens de couleur», Henry Louis Gates Jr. retrace une enfance noire sépia

L’historien américain raconte sa jeunesse du temps de la ségrégation dans une petite ville industrielle de la Virginie-Occidentale et son éveil lors de la bataille pour les droits civiques.
Des femmes en train d’être coiffées, à Pittsburgh, dans les années 60. (Charles "Teenie" Harris/Getty Images)
publié le 11 septembre 2024 à 17h18

«Brian is in the kitchen». N’importe quel débutant en anglais sait ce que ça veut dire et que Brian est dans la cuisine. Pourtant «kitchen» a aussi un sens bien plus secret relié lui au registre de la coiffure. Dans Gens de couleur de l’historien, professeur à Harvard et réalisateur de télévision américain Henry Louis Gates Jr., les cheveux sont un motif récurrent. Dans les années 50, période encore marquée par la ségrégation, dans la petite ville au bord du Potomac, où le jeune Gates vit avec sa famille, les défrisages tiennent une place aussi importante que les fêtes et les cérémonies religieuses. A domicile, la mère de Gates lissait les cheveux de ses connaissances. Hélas il y avait cette fameuse «kitchen» : «La kitchen dont je parle maintenant est le petit bout de cheveux très crépus situé sur la nuque, à la jonction du cou et du col de chemise. S’il y a jamais eu une partie de notre civilisation africaine qui ait résisté à l’assimilation, c’est cette fameuse kitchen. Si chaud qu’ait été le fer, si puissant qu’ait été le défrisant chimique, si radicale l’application du mélange de purée de pommes de terre et de soude caustique utilisé pour le défrisage, ni Dieu, ni une femme ni Samy Davis Jr. n’auraient pu la défriser. Elle était permanente, impossible à éradiquer et invinciblement crépue.» Ne restait donc plus pour la mère de l’auteur qu’à la couper prestement «avec une paire de ciseaux achetés exprès».

«Bons cheveux» et «mauvais cheveux»

Dans ce monde afro-américain, «sépia» dit l’auteur, puisqu’il a conscience de son regard rétroactif teinté d’un peu de nostalgie, tout le monde s’observe. Gates y va franco. Il y a beaucoup de coucheries dans sa petite ville natale, Piedmont, en Virginie-Occidentale. Et les ragots courent : on sait que tel ou tel enfant est le fils d’untel plutôt que de son père officiel qui s’en accommode. Dans nombre de familles, toutes les gammes de teint s’échelonnent et certains ont des «bons cheveux», sous-entendu pas trop frisés, d’autres de «mauvais cheveux». L’auteur (né en 1950), dont le père est plus clair de peau que la mère, n’a pas de «mauvais cheveux», complimente le coiffeur. Mais quand adolescent, il se tourne vers la bataille pour les droits civiques, fini les coupes au bol puis les lissages avec un bonnet fait dans un bas. Il passe à la coupe afro. «L’été 1966, celui où Stokely Carmichael avait annoncé ce qu’il appelait “Black Power”, venait de se terminer. De nombreux Negroes devinrent des Noirs, arborèrent de grands afros et se mirent à porter des dashikis [chemises amples de couleur vive, originaire d’Afrique, ndlr] et des colliers. J’avais la chair de poule rien qu’en pensant au fait d’être noir, d’être fier de l’être et d’apprendre à regarder de volumineux cheveux crépus et à les trouver beaux. Cheveux EIC, disait papa : Emmêlés, Incoiffables et Crépus.»

Gens de couleur paru aux Etats-Unis en 1994 est un livre à plusieurs détentes. Il est d’abord un sensible récit d’enfance, témoin d’un monde disparu, rendu clos par la séparation d’avec celui des Blancs. Il y a ici comme une vie de village, avec ses figures marquantes, ses festivités, ses prédicateurs illuminés, ses histoires plus ou moins véridiques. Henry Louis Gates Jr., surnommé «Skippy» à l’époque, se remémore de stimulantes séances de chasse et de pêche avec son oncle. Mais derrière l’autobiographie, il y a aussi une étude en pointillé d’un glissement de mentalités. Celui qui mènera à l’ouverture vers l’extérieur grâce notamment à l’école accessible à tous. A Piedmont, beaucoup de pères de famille afro-américains travaillaient comme chargeurs à l’usine de papier. Un moment édifiant du livre est le récit teinté de «résignation mélancolique» du dernier pique-nique annuel de ces ouvriers de couleur, devenu illégal puisque issu de la ségrégation.

Henry Louis Gates Jr., Gens de couleur. Autobiographie, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Leymarie, Editions du Canoë, 368 pp., 24€.