Au pied du calvaire sont assis Oreste Veiga, Amador le Tubard et Manuel Bordenface. Les trois garçons ont le même âge, viennent du même village. Il y a là aussi Juan Le Bigorne, au visage cabossé, une vraie brute. Deux ans plus tôt, Oreste et lui se sont battus après la fête, après le bal, sans doute pour une fille, et Bigorne a depuis le nez défoncé. Il voudra un jour se venger. Des femmes au lavoir regardent le groupe du calvaire de biais en se signant. «Le linge plonge dans l’eau, savonné au rythme d’une prière, comme tout ce qu’inévitablement on redoute.» La scène, ces jeunes gaillards sur le départ et les lavandières à l’ouvrage, apparaît picturale. On est dans un coin pauvre de Galice en 1853.
Pour l’heure, le «responsable de la liste», un ancien compatriote envoyé par la Compagnie, exhorte les hommes à y aller. Avec la caravane de mules bâtées, ils marchent en direction de La Corogne, vers le bateau, le Villa de Neda, qui les emmènera travailler à l’azucre (sucre en galicien), les plantations de canne à sucre cubaines. Pedro pleure de voir partir son grand frère. «Oreste lui a promis que si tout se passait bien à Cuba, il lui demanderait de venir travailler avec lui ; et il lui enverrait de l’argent pour aller à la foire de Saint-Jacques-de-Compostelle acheter un cochon ou un tambour, ce qu’il voudrait.» L’horizon pour l’instant a l’opacité d’un long voyage vers l’inconnu pour ces jeunes Galiciens qui n’ont jamais vu ni la ville, ni la mer.