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Chronique «Fières de lettres»

«Bibi-la-bibiste» : Raymonde Linossier, dada avant la lettre

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Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, «Bibi-la-Bibiste, roman par les sœurs X…», publié en 1918 par Raymonde Linossier.
Portrait de Raymonde Linossier en 1929 (coll. part.), reproduit dans «Francis Poulenc: Music, Art and Literature», sous la direction de Sidney Buckland et Myriam Chimènes, Ashgate Publishing, 1999. (BnF)
par Sophie Robert, pour la Bibliothèque nationale de France
publié le 6 mai 2021 à 8h00

Michel Sanouillet dressant un panorama de l’Esprit moderne à la fin de la Grande Guerre dans Dada à Paris (1980), s’indigne : «Le public voyait même avec faveur certains mouvements entachés d’infantilisme, comme cet invraisemblable bibisme, “sorte de Dada avant la lettre”, engendré par une fille déjà vieillissante, Raymonde Linossier, commensale d’Adrienne Monnier.» S’appuyant sur la définition d’Adrienne Monnier, il conclut : «Que Dada ait pu, un temps, se confondre avec ces passe-temps kitsch d’adolescentes attardées dépasse l’entendement.» Cependant, c’est interpréter les souvenirs de la libraire de manière fautive, en amplifiant, pour mieux le dénigrer, ce fameux bibisme. La récente numérisation de Bibi-la-Bibiste, roman par les sœurs X… est l’occasion de remettre cette œuvre singulière dans son contexte.

Lire le roman sur Gallica

Raymonde Linossier naît le 25 mars 1897, elle est la cadette des trois filles de Georges Linossier (1857-1923), professeur de médecine. Il est l’auteur de Quelques expériences sur la bile (1882), de l’Hygiène du dyspeptique (1900), publié dans une collection dirigée par le professeur Adrien Proust, et a collaboré au Traité des maladies de l’estomac de Maurice Soupault, gastro-entérologue et père de Philippe Soupault. Les Linossier fréquentent la famille Poulenc, à Paris et à Vichy où Georges Linossier exerce pendant la saison thermale. En octobre 1917, Raymonde Linossier se rend pour la première fois chez Adrienne Monnier, qui tient une librairie, La Maison des amis des livres, rue de l’Odéon. Etudiante à la faculté de droit, elle a 20 ans et cherche un imprimeur pour son roman.

Avant-garde parisienne

«En prononçant le mot “roman” elle souriait malicieusement» et Adrienne Monnier, en effet, sera surprise de ce manuscrit qui n’occupait qu’une seule page. Elle l’orienta vers Paul Birault, ou plutôt vers sa femme, Marcelle, née Pardessus, chez qui elle avait fait imprimer en février 1917 les Quatre Saisons de Jules Romains. Apollinaire, qui s’en souvient dans le Flâneur des deux rives, avait confié aux Birault l’impression de l’Enchanteur pourrissant et de certains poèmes de Calligrammes ; Pierre Reverdy plusieurs de ses recueils et Philippe Soupault son premier ouvrage, Aquarium, en septembre 1917.

Le 7 février 1918, Raymonde Linossier possède cinquante exemplaires sur papier simili-japon numérotés de son œuvre Bibi-la-Bibiste. La couverture, très discrète, ne propose qu’un titre. Derrière le sous-titre, «roman par les sœurs X…», en page de titre se cachent Raymonde Linossier, qui a écrit le texte, et sa sœur Alice, qui a participé aux frais d’impression. Entre les deux, sur la page de faux-titre, la dédicace à Francis Poulenc, l’ami d’enfance, est mise en valeur. Raymonde Linossier avait d’abord projeté d’écrire une «tragédie nègre» que Francis Poulenc aurait mise en musique, mais il avait découvert entretemps les Poésies de Makoko Kangourou (auteur fictif inventé par Marcel Prouille et Charles Moulié, Paris, Dorbon aîné, 1910), sur lesquelles il a composé en 1917 une partie de sa Rapsodie nègre. A travers leur intérêt pour la mode de l’art nègre, les deux amis se situent bien dans cette avant-garde parisienne qui a jailli un peu avant l’arrivée de Dada, autour des revues Nord-Sud de Pierre Reverdy et Sic de Pierre-Albert Birot. Ce dernier publie notamment dans le numéro 22 (septembre-octobre 1917) de Sic une «Note sur l’art nègre» de Tristan Tzara. La Rapsodie nègre fut créée en décembre 1917 au théâtre du Vieux-Colombier et reprise plusieurs fois en 1918, ce qui lança Poulenc, alors jeune compositeur inconnu. Cependant, si le public découvre sa musique, Bibi-la-Bibiste reste un «brimborion» hors-commerce, destiné à un petit cercle d’amis fréquentant la librairie d’Adrienne Monnier, pas même déposé à la Bibliothèque nationale (comme le montre le cachet d’acquisition).

Voilà notamment pourquoi Michel Sanouillet fait une erreur de perspective : il n’y a pas de «mouvement bibiste». Ce n’est que trois ans plus tard, lorsque Bibi-la-Bibiste sera reproduit dans The Little Review (septembre-décembre 1920), avec l’hommage prestigieux d’Ezra Pound, qu’un lectorat plus conséquent pourra consulter l’œuvre, mais toujours sous pseudonyme. Dans ses souvenirs, Adrienne Monnier n’utilise d’ailleurs jamais le terme de «mouvement», mais celui de «doctrine», évoquant ainsi ce qu’il serait plus juste d’appeler une confrérie secrète.

Entre bibisme et dadaïsme, une frontière ténue

L’année suivant la publication de Bibi-la-Bibiste, Philippe Soupault, étudiant à la faculté de droit avec Raymonde, lui propose d’écrire pour la revue Littérature qu’il vient de fonder avec André Breton et Louis Aragon. La rubrique «Les revues» du premier numéro (mars 1919) est signée R. L. Elle est enthousiasmée par Dada 3 qui contient le «Manifeste Dada 1918» : «Dada ne signifie rien que liberté, affranchissement des formules, indépendance de l’artiste, abolition des “tiroirs du cerveau” : philosophie, psycho-analyse, dialectique, logique, science. Dada réclame “des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises”. Le manifeste de Tzara mérite de rester parmi ces œuvres qui n’arrivent jusqu’à la “masse vorace”, mais survivront par leur énergie.»

S’il est vrai que la frontière entre bibisme et dadaïsme est assez ténue, la définition qu’en donne Adrienne Monnier en 1930 dans les Nouvelles littéraires pointe certaines différences : «Le bibisme était une sorte de Dada avant la lettre. Il affirmait le goût du baroque et du primitif. Il chérissait les arts sauvages et ces formes d’art populaires qui s’expriment par des fantaisies sur peluche, coffrets en coquillages, cartes postales à surprises, tableaux en timbres-poste, constructions en bouchons, etc. […] Elle n’a jamais donné à ses tendances une importance démesurée, elle a toujours été la première à en rire. […] Là où les dadas ont mis le tragique, bibi mettait la tendresse. Raymonde aimait les formes d’art vagissantes et titubantes comme une mère qui sait bien que tout ça ne deviendra que trop vite grand et sérieux et que rien ne vaut les jeux et les mélanges des commencements.» Elle critique en creux le comportement des dadaïstes et surréalistes. Elle n’a d’ailleurs plus diffusé Littérature après le numéro 7 pour ces raisons et préfère replacer Bibi dans la lignée de Léon-Paul Fargue et Erik Satie, tous deux amis de Raymonde Linossier, et plus largement de Jarry et d’Apollinaire.

Il faudra attendre sa mort, le 30 janvier 1930, pour que le nom de Raymonde Linossier soit publiquement associé à Bibi dans l’article d’Adrienne Monnier. La jeune femme aura eu le temps de participer à la dactylographie d’Ulysses de James Joyce, en 1921, et de voir son prénom s’insérer dans les corrections manuscrites du chapitre «Circé», de devenir avocate et d’entamer presque immédiatement une nouvelle carrière d’orientaliste et d’archiviste-bibliothécaire au Musée Guimet. Léon-Paul Fargue lui rendit à son tour hommage dans «Une violette noire» (Commerce, numéro XXV, puis dans D’après Paris) et son influence fut durable sur la musique de Francis Poulenc, qui qualifiera une partie de son œuvre de «Poulenc très Raymonde». De quoi proposer une bande-son pour découvrir Bibi-la-Bibiste : la Rapsodie nègre (1917), le Bestiaire (1918), les Biches (1924), Epitaphe (1930), Ce doux petit visage (1939), les Animaux modèles (1942), Voyage (1948).