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Fières de lettres

Božena Němcová, une romancière rebelle en Bohême

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, la «George Sand de Bohême», femme de lettres devenue symbole du féminisme dans la littérature tchèque.
Božena Němcová. (BNF Gallica)
par Yoanna Planchette, Bibliothèque nationale de France
publié le 22 février 2023 à 9h30

Božena Němcová naît à Vienne, probablement en 1820. Ses origines familiales sont l’objet de nombreux débats. De son vrai nom Barbora Panklová, elle serait la fille illégitime d’une illustre dame, de la duchesse Wilhelmine de Sagan ou de sa sœur, et d’un seigneur haut placé de la monarchie austro-hongroise. Božena Němcová aurait grandi dans une famille d’accueil de condition modeste, formée de l’alliance de Johann Pankl, cocher d’origine germanique, et de Tereza Novotná, servante tchèque dans une maison aristocrate. Božena Němcová passe son enfance dans le domaine de Ratibořice, dans le nord-est de la Bohême. Plusieurs sources attestent de la beauté exceptionnelle de la jeune femme aux yeux verts et aux cheveux châtain foncé. Attiré par son charme, le patriote et commissaire des gardes financiers Josef Němec (1805-1879), d’au moins dix ans son aîné, l’épouse sur l’impulsion de sa famille. Quatre enfants naissent de cette union, marquée par les fréquentes mutations de Němec dans l’empire de Habsbourg (en République tchèque, en Slovaquie et en Hongrie).

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A partir de 1842, le couple tente de s’installer à Prague. C’est à cette période que Němcová entreprend une activité littéraire. Elle choisit le «bohème» (le tchèque) comme sa langue d’expression, à l’instar d’autres protagonistes de l’éveil national tchèque, tel Karel Jaromír Erben (1811-1870). En 1843, Němcová publie sous le pseudonyme de Božena son premier poème féministe, Aux femmes tchèques (Ženám českým), dans le journal Květy. Son intégration dans les cercles intellectuels pragois lui permet de nouer plusieurs amitiés, dont certaines intimes, ce qui ne fut pas sans conséquences sur sa vie conjugale. La situation du foyer se dégrade aussi en raison de la perte d’emploi de Josef Němec au lendemain des émeutes révolutionnaires du Printemps des peuples (1848). Les ennuis matériels ainsi que les représailles politiques pesant sur le couple se multiplient. S’y ajoute un évènement dramatique qui bouleverse la vie de l’autrice : la mort de son fils aîné Hynek, emporté par la tuberculose en 1853.

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Destin du peuple

Malgré ces rudes épreuves, Božena Němcová parvient à achever en 1855 son premier roman intitulé Babička : obrazy venkovského života (Grand’mère : scènes de la vie campagnarde). Ce dernier a fait l’objet d’une première traduction française parue à Prague en 1880, dont la Bibliothèque nationale de France possède un exemplaire numérisé. L’ouvrage a été traduit de nouveau en 2008 par Eurydice Antolin (Babitchka : grand-mère - tableaux de la vie campagnarde). Considéré comme l’une des pierres fondatrices de la culture littéraire tchèque, ce roman puise ses sources d’inspiration dans les années de l’enfance de l’autrice, passées au village de Ratibořice auprès de sa grand-mère maternelle, Magdalena Novotná. Celle-ci devient son héroïne principale dans un récit à caractère autobiographique racontant l’histoire d’une petite fille, Barunka (diminutif de Barbora), au côté de sa grand-mère, celle qui éveilla en elle l’amour pour la richesse du folklore slave et la beauté de la langue tchèque.

Dans un style réaliste, le récit nous livre des détails sur sa famille proche et les habitants du village, à proximité du château, le siège de la noblesse locale. La figure de la grand-mère est idéalisée, fantasmée : elle observe avec sagesse et stoïcisme les tribulations humaines, minutieusement décrites dans un cadre champêtre mêlant symbolique populaire et imaginaire Biedermeier ; car elle connaît les particularités de la vie rurale, aussi bien que les subtilités des mœurs aristocratiques. Le contraste de ces deux mondes, du «rustique» et de «l’urbain», de l’ancien et du moderne, vise in fine à opposer la vie du peuple de la campagne tchéco-slave à celle de l’élite germanophone, un clin d’œil à la trajectoire contradictoire de l’autrice elle-même. En outre, l’image inspirante de la grand-mère deviendra synonyme de rempart : par sa bonté, son esprit vif et indépendant, elle est la seule à ne pas condamner l’histoire dramatique de Victoire (Viktorka), l’un des principaux personnages du récit, qui perd sa raison après avoir vécu un amour désastreux. La religiosité innée émanant du texte, ainsi que la forte sympathie pour le destin du peuple, en particulier pour celui des femmes, se mêlent ainsi à un engagement pour la lutte des classes. L’idéal humaniste du «bon pauvre» se retrouve aussi dans les romans plus tardifs de Němcová tels Pohorská vesnice (Village de montage), Chudí lidé (les Pauvres) ou Dobrý člověk (Un homme bon). Grâce à son intérêt pour la vie de campagne et le folklore slave, Němcová rédige plusieurs recueils de contes populaires pour enfants, comme Národní báchorky a pověsti (Histoires et légendes de la nation), Slovenské pohádky a pověsti (Contes et légendes slovaques), Selská politika (Politique paysanne)… Dans son abondante production livresque, on compte également des nouvelles, des carnets de voyages, des essais ethnographiques, des articles de journaux.

Esprit non-conformiste

Enfin, Božena Němcová laisse une vaste correspondance d’un fort caractère intimiste, témoignage de sa vie intérieure, de son esprit aventureux et du combat existentiel qu’elle mène dans une société dominée par des conventions auxquelles elle n’obéissait guère. A l’encontre d’un style d’expression patriotico-bucolique, Němcová dévoile les grandes difficultés qui furent les siennes pour subvenir à ses besoins quotidiens. Dans l’une de ses lettres d’amours (Dopisy lásky), elle se livre sur ses relations amoureuses menées en parallèle de son mariage malheureux : «Vous aviez mon corps, mes actes, ma sincérité, mais mes désirs allaient au lointain. Où ? Je ne le savais pas moi-même. J’étais pleine de désirs, je voulais combler ce vide dans mon cœur par quelque chose, et je ne savais pas par quoi. En ce temps-là, je pensais que cela pourrait être l’amour pour un homme – maintenant je sais que ce n’est pas vrai. J’étais mécontente de moi-même, désintégrée dans mon for intérieur…» Ainsi, la littérature devient pour elle une échappatoire de sa propre réalité, ressentie à l’opposé des contes de fées qu’elle écrivait. Malgré ses préoccupations matérielles constantes, l’esprit non-conformiste de Božena Němcová l’incite à quitter son époux en 1861. Désireuse de gagner sa vie grâce à son travail littéraire mais atteinte d’une maladie grave, elle ne parvient pas à achever ce combat, et meurt à l’âge de 42 ans.

La vie passionnante de la romancière a servi de source d’inspiration à plusieurs films de fiction visant à porter un regard contemporain sur la fondatrice de la littérature tchèque moderne ; on peut citer à ce propos la récente adaptation cinématographique de la série télévisée tchèque Božena. Qualifiée de «George Sand de Bohême», Božena Němcová ne cesse pas de fasciner par les multiples facettes de sa personnalité : le courage de l’épouse et de la mère, l’esprit libre de l’amante, le génie de la femme de lettres.