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La poésie sourde, faite par les sourds et malentendants dans toutes ses formes – écrite ou gestuelle –, traduite en langue des signes française (LSF) ou non, a de quoi se faire entendre et sait très bien le faire. Elle a ses poètes, poétesse, slammeurs et slammeuses, (Djenebou Bathily, Zoé Besmond de Senneville, pour ne citer qu’elles), une anthologie, les Mains fertiles, publiée en 2015 aux éditions Bruno Doucey et couplée d’un DVD, des numéros de revue dédiés (le n°11 de GPS), moult lectures en LSF, ses résidences, voire ses ateliers… Bref, il s’agit d’une poésie vivante, qui entremêle par ailleurs les disciplines (l’écrit, la vidéo, la scène, la performance) et mérite l’intérêt d’un public entendant, qui y est trop peu souvent attentif.
Dernier exemple en date la publication fin août, par les éditions Bruno Doucey encore, de recueils de deux de ses plus importantes figures : Brigitte Baumié et Levent Beskardès. Un condensé de ce qu’offre aujourd’hui en 2024, cette poésie multimédia, riche d’évocations d’images ou d’odeurs. La première, poétesse et musicienne, a commencé à perdre l’audition à 35 ans. Depuis, à Grenoble, l’autrice s’attache à la création bilingue toit en œuvrant à la traduction (vers l’écrit) de la poésie contemporaine en langue des signes, le tout par l’intermédiaire de l’association Arts Résonnances. Et son dernier recueil S’asseoir sur les rails, traite dans une sorte de fable, chorale et ferroviaire, la guerre. La prosodie est rythmée, musicale («Le cri du train /et après… /le silence /plus rien que le silence» par exemple). Il y est autant question d’égarement, d’indifférence que de révolte.
Le second, comédien, poète, metteur en scène, vidéaste ou encore dessinateur, est d’origine turque. C’est donc, à 75 ans, un représentant majeur de la culture sourde. Mais jusqu’à présent, Levent Beskardès n’avait pas eu les honneurs d’une traduction à l’écrit de morceaux choisis de son œuvre de poésie gestuelle à lui seul. Pour cela il a d’abord fallu que le poète dessine ses poèmes et c’est donc chose faite avec Signe-moi que tu aimes, recueil illustré et traduit par Brigitte Baumié. «Traduire la poésie de Levent, c’est dire que les langues gestuelles existent à la même hauteur que les langues vocales, avec les mêmes libertés de jeu et de création, les mêmes contraintes, les mêmes défis, les mêmes joies», écrit à ce propos la poétesse dans sa préface. Lui, signe une poésie, très imagée et pleine de couleur (le noir ou le rouge), qui évoque aussi bien le quotidien (la mer, l’amour, une soupe trop chaude) que les grandes tragédies mondiales ou personnes (la pandémie, la guerre du Kosovo, l’enfance en prison, etc.). Au départ, il y a toujours un poème qui sourd ainsi : «soudain /lumière sur nos mains /JOIE /de nos mains /de nos cœurs /à nos mains /la langue se répand /jusqu’à l’horizon».
S’asseoir sur les rails, Brigitte Baumié, éd. Bruno Doucey, pp. 128, 15 euros.
Signe-moi que tu m’aimes, Levent Beskardès, éd. Bruno Doucey, pp. 224, 18 euros.
L’extrait de S’asseoir sur les rails
Si vos yeux se brouillent
ce n’est pas seulement à cause des larmes
je sais
ne dites plus rien
écoutez
n’y a-t-il pas un grand silence ?
qui aura le courage de s’asseoir devant ce train ?
qui osera épuiser la vie
définitivement
dans ce geste de s’asseoir sur les rails ?
L’extrait de Signe-moi que tu m’aimes
Je te vois dansevibrer devant mes yeux
et valcille le crayon qui viregraffe sur la feuille vide
je te vois dansefloue au vif accéléré
et s’affole le crayon qui vite virevolte voltevire
Je te vois valse langouveureuse
va et vient doucevolant sur la feuille
je te vois vénus évanedanse
sur ma feuille volutes voluptueuses
Tu me donnes ta beauté vie à vie
vaguevolantes de nos regards croisés