Charlotte Dacre naît sous le nom de Charlotte King vers 1772. Contrairement à ce que pourrait laisser croire ce nom de naissance tout britannique, le père de Charlotte, né Jacob Rey, est d’origine juive. Usurier, un peu escroc à ses heures, ce dernier est également un écrivain proche des radicaux. Après qu’il a divorcé de la mère de Charlotte selon la loi juive en 1784, Jacob Rey, alias John King, vivra maritalement en Italie avec la comtesse douairière de Lanesborough, de seize ans son aînée. Ce père picaresque, qui oscille entre marginalité et assimilation sociale, trouvera peut-être une résonance dans les personnages hors normes de Charlotte. Mais il est d’abord déterminant pour la vocation de l’autrice. Dans un recueil de poèmes qu’elles publient en commun en 1798, Charlotte et sa sœur, Sophia, également écrivaine, rendent hommage à l’éducation que leur père leur a donnée, dont elles espèrent qu’elle n’aura pas été «totalement perdue». A son tour, Charlotte mènera une existence marginale par rapport aux conventions de son temps. Ses trois enfants, nés en 1806, 1807 et 1809 ne seront baptisés qu’en 1811. Elle n’épousera leur père, Nicholas Byrne, propriétaire du Morning Post, qu’en 1815.
Dernier épisode de «Fières de lettres»
C’est néanmoins dans son œuvre que Charlotte Dacre exprime au plus haut degré sa puissance de transgression. Après les poèmes des débuts, elle fera paraître quatre romans gothiques, ce genre sentimental et macabre qui s’épanouit en Angleterre au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, en sept ans à peine. Sous le pseudonyme de Rosa Matilda, «l’adorable Rosa» dont parlera Byron, qui constitue, avant Charlotte Dacre, son identité d’autrice, elle publie d’abord, en 1805, Confessions of the Nun of St Omer. L’ouvrage est dédié à Matthew Lewis, l’auteur du Moine, œuvre emblématique du roman noir anglais, auquel fait déjà référence le nom de l’écrivaine (Matilda est le démon féminin qui tente le moine Ambrosio et précipite sa chute). Son ouvrage suivant, le plus connu, le plus provocateur aussi, paraît en 1806. Il s’agit de Zofloya, ou le Maure, histoire du XVe siècle, qui se présente comme une réécriture du Moine, les genres inversés, puisque le moine déchu y devient une femme et sa tentatrice, un homme. C’est ce best-seller de l’époque, traduit en français en 1812, que l’on peut lire sur Gallica.
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Surenchère de violence
Il n’est pas aisé d’en résumer l’intrigue, faite de récits imbriqués, à la mode du temps. A Venise, Victoria di Loredani, encouragée par le mauvais exemple d’une mère adultère, est la maîtresse, puis la femme d’un jeune gentilhomme, Berenza. Lorsque Berenza lui présente Henriquez, son frère, et Lilla, sa future belle-sœur, Victoria s’éprend violemment de son beau-frère et conçoit une haine farouche contre sa rivale. Elle rêve que Zofloya, le serviteur maure d’Henriquez, versé dans l’art de la magie, lui permettra de posséder le jeune homme. Zofloya, qui n’aura de cesse d’accroître son influence sur Victoria, lui fournit alors un poison qui tue lentement Berenza, dont il fera disparaître le cadavre. Mais Henriquez persiste à repousser les avances de Victoria, désormais veuve, qui se convainc dès lors de la nécessité de supprimer Lilla. A sa demande, Zofloya séquestre la malheureuse jeune femme dans une grotte. Toujours dédaignée par Henriquez, Victoria absorbe un filtre que lui a donné Zofloya afin de prendre l’apparence de Lilla. Mais Henriquez, la mystification découverte, se donne la mort après leur unique nuit d’amour.
Dans une surenchère de violence, Victoria tue alors Lilla de ses propres mains. Après que les corps de Berenza et de Henriquez ont été retrouvés, Zofloya soustrait Victoria à ses poursuivants en la transportant dans le repaire d’une troupe de bandits, qui se trouvent placée sous le commandement du propre frère de Victoria. Conduite à la caverne, la mère des jeunes gens est assassinée sous leurs yeux, dans une scène d’une rare cruauté. Alors que des soldats sont aux portes de la grotte des bandits, Victoria est sauvée une dernière fois par Zofloya, in extremis. Mais elle découvre enfin que son serviteur et mauvais génie n’est autre que le Diable, et que ses crimes la vouent à la damnation éternelle.
Héroïne plus malfaisante
Sous un moralisme de surface, qui n’est peut-être pas toujours que de pure convenance (l’autrice insiste en particulier sur l’importance de l’éducation des enfants), le roman fait se succéder à plaisir les épisodes de violence et de passion. Maurice Lévy, dans le Roman «gothique» anglais, estime que Zofloya est «la seule œuvre valable directement issue du Moine, tant en raison de la distance que donne l’auteur à l’égard de son modèle, qu’à cause de la puissance évocatrice des scènes transposées». L’originalité de Charlotte Dacre consiste en effet à dépeindre une héroïne plus malfaisante que les plus inquiétants personnages (masculins pour la plupart) du roman noir. Si l’on excepte naturellement le maure Zofloya, esclave et maître de Victoria, les hommes sont, au contraire, veules et soumis au désir des femmes.
Par-delà certains aspects convenus de la trame romanesque, et si l’on fait fi de l’élaboration un peu sommaire des personnages, au demeurant typiques du genre, l’œuvre de Dacre, dans la traduction joliment surannée de Mme de Viterne, possède une vraie puissance. L’évocation des rapports de genres, de races et de classes qui sous-tend ce chef-d’œuvre oublié du «gothique féminin» lui confère une surprenante et indéniable modernité.