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Jeudi polar

Chrystine Brouillet, Patrick Senécal, Roxanne Bouchard : rencontre avec la diversité du polar québécois

Au Festival du livre de Paris, dont le Québec était l’invité d’honneur, nous avons rencontré trois auteurs aux styles radicalement différents.
Chrystine Brouillet est une star au Québec, dans le polar mais aussi dans le roman gastronomique (Chambre 1002). (Melany Bernier)
publié le 25 avril 2024 à 8h53

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Les festivals ont souvent le mérite de faire découvrir des auteurs invisibilisés par l’immense production littéraire de ces dernières années, notamment dans le domaine du polar. Du Québec, invité d’honneur cette année du Festival du livre de Paris, nous connaissions surtout la grande Andrée A. Michaud dont les romans noirs nous emmènent souvent en pleine nature, dans la forêt, instillant une inquiétude qui se transforme vite en frayeur. Mais elle n’est pas la seule représentante du genre. Au Festival du livre de Paris, nous avons eu la chance de débattre avec trois autres auteurs de polars québécois et ce fut un moment de grâce comme on en connaît peu. Roxanne Bouchard, Chrystine Brouillet et Patrick Sénécal, qui se connaissent bien, ont chacun une façon très différente d’écrire du noir mais ils ont la même gourmandise pour le genre et la même façon d’en parler avec énormément d’humour, ce qui est rare.

Roxanne Bouchard nous était familière puisque nous avons chroniqué en 2023 son dernier livre, la Mariée de Corail, deuxième tome d’une trilogie entamée avec Nous étions le sel de la mer, qui se déroule en Gaspésie dans le milieu très masculin des pêcheurs de homards. Ce que nous ne savions pas, c’est que, après une rupture amoureuse, elle a passé de nombreux mois en mer sur des bateaux de pêche, apprenant à lever les cages à homards, et que cette expérience a nourri sa série policière incarnée par un héros d’origine mexicaine tout en failles et en nostalgie, l’enquêteur Joaquin Moralès, basé au poste de police de Bonaventure. Cette expérience in vivo lui a aussi beaucoup appris sur la difficulté des femmes à se faire une place dans le milieu très masculin des pêcheurs. Le troisième volet des aventures de Moralès est attendu avant la fin de l’année en France.

«C’est ce qu’on appelle créer un suspense»

Chrystine Brouillet est une star au Québec, dans le polar mais aussi dans le roman gastronomique (Chambre 1002). Sa série mettant en scène la détective Maud Graham a été vendue à près d’un million d’exemplaires. Elle dit connaître par cœur cette héroïne avec qui elle vit depuis plus de vingt ans, gourmande comme elle, et inlassablement accompagnée de sa chatte Eglantine. Ainsi elle peut se concentrer sur ses intrigues qui souvent entremêlent divers sujets de société, notamment les violences faites aux femmes. Le dernier volume, le Mois des morts, parle des ravages de la pauvreté, d’intolérance et de rejet des homosexuels puisqu’il met en scène un riche entrepreneur de Québec qui devient fou de colère le jour où il apprend que son fils est homosexuel, allant jusqu’à vouloir le supprimer. Il songe en effet à se lancer en politique et craint que cela nuise à sa réputation. L’histoire se déroule peu après la pandémie, la frayeur n’est pas encore retombée. Maud Graham «n’aimait pas ce que la Covid avait changé en elle et se demandait si ce détachement nouveau était définitif, écrit Chrystine Brouillet. Elle avait pris une certaine distance dès les débuts de la pandémie pour se tenir à l’écart de la panique et elle s’était tellement forcée à rester calme, logique, cartésienne qu’elle n’arrivait pas à retrouver celle qu’elle était deux ans auparavant. Ou peut-être qu’elle avait simplement vieilli.»

Patrick Senécal écrit dans un registre radicalement différent. Civilisés est un thriller d’humour noir. Pas notre genre, a priori, et pourtant on n’a pas pu lâcher ce pavé de 631 pages. Le pitch est un grand classique mais là, ça marche du feu de Dieu, on voit que l’auteur est aussi scénariste. Douze personnes se portent volontaires pour participer à une expérience scientifique destinée à «étudier et analyser les comportements des humains lorsqu’ils se retrouvent dans un groupe précis dans un contexte particulier.» En gros, il s’agit de passer une dizaine de jours isolés du reste du monde, sans téléphone portable ni accès au monde extérieur au sein d’un groupe dont les membres sont censés être représentatifs de la société. On imagine dès le début que cela va mal tourner, l’idée est de pousser chacun à jalouser l’autre, à se mesurer et bien pire encore. Malgré l’horreur, c’est très drôle et Patrick Senécal a une façon d’apostropher le lecteur ou la lectrice qui fonctionne, on est alpagués. «… et cette femme, s’ils étaient au courant de ce qu’elle a fait… écrit-il. Frédéric-Alexandre se tourne vers lui, curieux. – De qui tu parles ? Joseph nomme la femme en question et, sans vergogne, explique à Frédéric-Alexandre ce qu’il a appris. Mais pour le moment vous n’en saurez rien. C’est ce qu’on appelle créer un suspense. Procédé que vous pouvez qualifier soit d’habile, soit de facile, selon votre école de pensée, votre vision de la littérature ou tout simplement votre degré de snobisme.»

Le Mois des morts, Chrystine Brouillet, Druide, 317 pp, 28,95 dollars
Civilisés, Patrick Senécal, Alire, 631 pp, 36,95 dollars
La Mariée de corail, Roxanne Bouchard, l’Aube noire, 456 pp, 22 euros