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Fières de lettres

Constance de Salm, l’avis d’une femme sensible

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, une autrice et salonnière qui a affirmé à la fin du XVIIIe sa soif d’égalité et de liberté pour ses contemporaines.
Constance de Salm. Dessin tiré de «Œuvres complètes de madame la princesse Constance de Salm, Epîtres et discours» (1842). (BNF Gallica)
par Nathalie Hersent, Bibliothèque nationale de France
publié le 20 avril 2023 à 12h12

«Ô femmes, reprenez la plume et le pinceau /Femmes, réveillez-vous… /Laissez-nous plus de droits, et vous en perdrez moins /Différence n’est pas infériorité /L’homme n’est point tyran, la femme point esclave.» L’autrice de ces mots qui claquent, tels des slogans de manifestations pour la défense des droits des femmes est Constance de Salm. Ecrivaine polygraphe et salonnière, cette contemporaine de Germaine de Staël s’est engagée toute sa vie en faveur de l’égalité des droits des hommes et des femmes. Femme libre, indépendante, divorcée, elle milita pour l’accès des femmes aux fonctions publiques sur la base de leurs capacités et incita ses contemporaines à penser leur liberté.

Poétesse, moraliste, dramaturge, compositrice, épistolière et salonnière, Constance de Théis naît le 7 septembre 1767 à Nantes. Elle reçoit, volonté paternelle, la même éducation, marquée par les Lumières et Rousseau, que son frère Alexandre. Mariée en 1789 avec le chirurgien Jean-Baptiste Pipelet de Leury, elle aura une fille, Agathe Clémence. Après avoir divorcé de Pipelet en 1799, l’autrice se remariera en 1803 avec Joseph de Salm-Reifferscheidt-Dyck ; c’est sous le nom de Constance de Salm qu’elle est aujourd’hui connue.

Contexte réactionnaire post-révolutionnaire

Constance de Salm publie dès 1785 dans différents recueils et journaux des poésies légères qui connaissent le succès. Quelques années plus tard, sous la Terreur, elle fuit Paris, où le couple Pipelet s’était établi, pour l’Aisne. Là-bas, l’autrice étudie les mathématiques, affermit son style et écrit une tragédie lyrique, Sapho, qui sera bien accueillie par la critique et jouée plus de 100 fois à Paris après Thermidor. Sapho, ses éloges, épîtres et diverses pièces en vers lui valent d’être reconnue par le milieu culturel parisien et de recevoir de prestigieux surnoms – «Muse de la Raison» pour Marie-Joseph Chénier, «Boileau des femmes»… La qualité de sa plume fait d’elle la première femme admise en 1797 au Lycée des arts et lui permet d’intégrer de nombreuses sociétés savantes.

Par ailleurs, Constance de Salm ouvre un salon fréquenté par de brillants esprits héritiers des Lumières et plus tard par des Libéraux ; elle le tiendra jusqu’en 1824, la correspondance lui permettant de poursuivre les échanges à distance lors des séjours en Rhénanie avec son second mari.

C’est en 1797 que Constance de Salm signe son Epître aux femmes, en réaction à la misogyne Ode aux belles qui veulent devenir poètes d’Echouard-Lebrun ; ce poème qui réduit la place de la femme en littérature au rôle de muse et que l’on pourrait résumer en un trivial «Sois belle et tais toi !» s’inscrit dans un contexte réactionnaire post-révolutionnaire voulant exclure les femmes de la littérature de peur qu’elles ne nuisent à cet art.

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Dans cette épître rééditée en 1811 dans une version remaniée et qui fut encensée, Constance de Salm dénonce le postulat qui justifie le rapport de domination entre les sexes, selon lequel les femmes seraient des êtres inférieurs aux hommes. Pour elle, les femmes ne sont pas condamnées à être soumises, à demeurer de simples admiratrices, des inspiratrices ou des faire-valoir. Promouvant l’éducation des filles, l’autrice souligne le fait que les hommes ne peuvent que briller aux dépens des femmes en les maintenant depuis l’enfance dans l’ignorance et en les éloignant des études et de la culture. Elle les enjoint de faire fi des railleries et menaces pour entrer en arts, en poésie et en sciences, domaines qui leur assureront l’immortalité et leur permettront de prouver l’égalité des deux sexes.

Vision égalitariste du couple

Outre l’égalité en carrière, Constance de Salm prône dans ses écrits une vision égalitariste du couple au quotidien, notamment par le partage des tâches. Pour elle, défendre les droits des femmes ne signifie pas nuire à ceux des hommes. Selon l’autrice, c’est en dépassant les rôles stéréotypés de mère dévouée et de séductrice qu’une femme peut construire un couple équilibré, fondé sur l’estime réciproque et dénué de tout rapport de domination.

Si l’on peut s’étonner qu’elle n’incite guère ses pairs à avoir des ambitions politiques dans Epître aux femmes, ce n’est que vingt et un ans plus tard que l’autrice publiera Sur les femmes politiques, qui dénonce la mise à l’écart de la gent féminine des affaires publiques, affirme l’intérêt des femmes pour la politique et revendique l’égale capacité de raisonner sur ces sujets. Ce qu’elle démontra dans Epître aux souverains absolus (1830) en plaidant en faveur des droits des peuples et Epître à l’empereur Napoléon (1810) en fustigeant deux articles du code pénal relatifs à l’adultère qui, en sus de prévoir des peines plus lourdes pour les femmes, excuse le féminicide en cas de flagrant délit.

Après le meurtre de sa fille en 1820 par un soupirant éconduit, Constance de Salm sombre dans une dépression et cesse un temps ses activités avant de rouvrir son salon et de reprendre l’écriture d’un roman épistolaire, Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme sensible dont le titre inspirera Stefan Zweig un siècle plus tard. L’autrice commença l’écriture de ce seul et unique roman vers 1803 afin de prouver qu’elle pouvait s’atteler à d’autres sujets que graves et sérieux. Petit bijou de psychologie sur les affres de la jalousie, il rassemble 44 lettres écrites au cours de vingt-quatre heures sans sommeil dans lesquelles une femme exprime les différentes émotions qui la submergent, la rongent, la torturent après avoir vu son amant au bras d’une autre à la sortie d’un concert.

A la fin de sa vie, Constance de Salm publie en 1829 une première édition de 173 Pensées qui s’enrichiront au fil des rééditions. Moraliste, elle y reprend les thèmes qui lui sont chers : l’éducation et l’émancipation des femmes et la dénonciation de la phallocratie. Mes soixante ans (1833) et Je mourrai comme j’ai vécu (1837), textes autobiographiques, résonnent comme les testaments littéraires et féministes de cette autrice qui poursuivit le combat des femmes de la Révolution en faveur de la liberté, de l’éducation des filles et de l’égalité des sexes.