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Libération
Lundi poésie

Crisinel, poète inconsolé

Poésiedossier
L’expérience de l’enfermement psychiatrique dans «Alectone» de l’auteur suisse, ami de Gustave Roud.
Edmond-Henri Crisinel. (Centre des littératures en Suisse romande de l'université de Lausanne. Effets Libération.)
publié le 26 février 2024 à 17h50

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Pas besoin d’être Jaloux (Edmond, écrivain français, 1878-1949) pour faire un parallèle entre Alectone du Suisse Edmond-Henri Crisinel et l’Aurélia de Gérard de Nerval. Il se présente d’emblée. Chez les deux auteurs, ces textes en prose sont une plongée dans l’enfer de la maladie mentale, exploré avec la poésie en flambeau. Simple plaquette dans une œuvre mince, Alectone frappe par son intensité. Crisinel, né en 1897 comme son ami Gustave Roud, est interné une première fois à l’âge de 19 ans. Son existence par la suite, jusqu’à sa mort par noyade volontaire dans le lac Leman en 1948, est entrecoupée de séjours en instituts psychiatriques. Le reste du temps, il écrit et travaille comme journaliste à Lausanne. Homme d’un autre siècle, il vécut avec angoisse son homosexualité, tant son milieu familial protestant le corsetait. A la différence de Gustave Roud qui sublimait son identité homosexuelle par la photographie et la poésie. Alectone est dédié à Jean Clerc, un jeune sculpteur qu’il aima.

Dans ce texte dont le titre est le nom d’une femme internée, voisine de chambre, portée aux nues («ange durci de gel et de neige»), Crisinel mêle un réalisme presque serein – il se rappelle comme hors de lui-même les autres malades, ses visiteurs, la nature au dehors – et des percées enfiévrées de voyant. Une postface du romancier Daniel Maggetti, spécialiste de Gustave Roud, ouvre le champ de l’œuvre. Il cite Philippe Jaccottet qui écrivait au sujet de Crisinel dans l’Entretien des muses : «Il se tourna en arrière, il considéra dans sa mémoire, avec une attention à la fois effrayée et avide (comme chaque fois qu’il retournait “là-bas”), les lieux et les épisodes de son drame ; et il s’astreignit à en parler avec une grande netteté, avec un détachement qui est souvent saisissant.»

Edmond-Henri Crisinel, Alectone, Allia, 48 pp., 6,50 €.

L’extrait

Cette nuit, je suis redescendu aux demeures profondes.

J’ai fui. Vrai, je n’en pouvais plus d’attendre, je suffoquais parmi vous !

Je suis retourné là-bas ; c’était le crime irrémissible.

Maintenant que je sais, que m’importe !

Mais prends garde, avant que n’éclate le premier cri du coq par-delà le sombre velours des forêts étagées sur les monts, de réintégrer, dans la chambre basse où reflue l’odeur des roses, le simple corps endormi !

C’est l’heure, Alectone, où je te maudissais dans la tour, éperdu de veilles, et déshumanisé presque à force d’intimité avec les larves.

Je suis entré dans les bois, encore mal dégagé d’un songe, et sans autre dessein que d’apaiser un regard hostile à la trop vive clarté du jour. Rêveur éveillé, je m’attarde le long des sentiers de mon enfance verte et bleue ; et comme ici, mais secrètement accordé aux choses, j’égrenais dans les solitudes les petits fruits sauvages.

Qui a rompu le charme ? Qui m’a exalté, puis poussé à l’abîme ? Qui m’a désigné pour être proie ? Et qui a donné l’ordre de dénouer les chaînes ?