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Disparition

Dany Laferrière à Maryse Condé : «Tes livres, malgré tout, sont gorgés de soleil»

Lorsque la romancière guadeloupéenne, morte dans la nuit du 1er au 2 avril 2024, reçut en 2018 le «prix Nobel alternatif» de littérature, l’auteur canadien envoya une lettre émouvante à cette «petite fille submergée par l’émotion qui casse tout sur son passage».
Maryse Condé, le 1er juin 2000. (Philippe Matsas/Opale)
par Dany Lafferrière, écrivain canadien né à Haïti, membre de l'Académie française
publié le 2 avril 2024 à 18h00

A la mi-octobre 2018, alors qu’elle était depuis de nombreuses années pressentie pour le prix Nobel de littérature, Maryse Condé se voit remettre «le nouveau prix de littérature». Cette année-là, en effet, l’Académie suédoise, compromise par un scandale sexuel, n’avait pas décerné sa récompense. Le prix qui compensa cette absence fut donc attribué à la romancière guadeloupéenne car «dans ses œuvres, faisait valoir la Nouvelle Académie, avec un langage précis, Maryse Condé décrit les ravages du colonialisme et le chaos du post-colonialisme». Quand il apprit que son amie recevrait ce prix alternatif, l’auteur canadien Dany Laferrière, né en Haïti, lui adressa cette lettre :

«Chère Maryse,

«Je suis dans un joli hôtel au fin fond de la campagne française. Je vois par la fenêtre les arbres qui tentent de se rapprocher du soleil. Comme ce jour qui finit par faire corps avec toi, ton corps en douleur depuis si longtemps, ce corps qui n’a jamais cessé de fêter la vie. Par tes livres. Je me souviens d’une de tes visites en Haïti, au début des années 70. J’arrivais à Radio Haïti où je travaillais comme jeune journaliste quand on m’a signalé ta présence dans le bureau de Jean Dominique [directeur de la station, ndlr]. Tu n’étais pas encore la romancière célébrée dans le monde entier pour Ségou, cette évocation douce-amère de l’Afrique, mais déjà une intellectuelle redoutable qui pourfendait les mythes. A ce moment-là je me nourrissais de mythes et d’épopées, et j’avais peur de te rencontrer. Ce que je saurai rapidement c’est la grande tendresse, cette nappe phréatique qui irrigue tout ton être et t’empêche souvent de sombrer dans le désespoir. Tes livres, malgré tout, sont gorgés de soleil. De ce soleil qui tire les arbres vers le haut. Tes livres sont faits de ces arbres qui dansent dans l’éternel été de nos vies.

«Je me souviens qu’apprenant que j’étais mal logé à New York tu m’as invité dans cet appartement que l’université de New York avait mis à ta disposition. On a passé trois jours à causer. Je nous revois, toi, ton mari et moi discutant d’Haïti, d’écriture, de cuisine antillaise, de voyages et de traduction. J’étais à l’endroit où je voulais être, avec l’impression que je vivais un moment inoubliable. Je m’attendais à tout moment à voir apparaître Toni Morrison. Mais aussi Richard, cet homme qui partage ta vie depuis si longtemps, à la fois ton mari et ton traducteur, je crois qu’une bonne part de ce prix lui revient. Je le vois rougir et faire ce geste désinvolte de la main, comme pour chasser la mouche de la vanité. Et je sais que tu descends, seule, au fond de la mine. Pour remonter à la surface c’est la main de Richard que tu attrapes. Tu la sais sûre.

«Il y a à peine deux semaines, j’étais à Manosque avec [l’écrivain franco-congolais] Alain Mabanckou pour le festival littéraire et, le sachant par ton médecin, tu as enregistré un mot d’amitié à notre endroit. J’étais abasourdi de te voir dans ce lit d’hôpital en train de sourire tout en articulant péniblement un sentiment si puissant. D’où tires-tu, Maryse, ce lait de tendresse ? Pour tous ceux qui se rappellent d’un éclat de colère, d’un regard sombre et ombrageux ou d’une critique acerbe qui s’allonge dans une diction lente, je me souviens de ce sourire qui fleurit sur des lèvres si sensuelles.

«Voilà que près de trente-cinq ans après Ségou la gloire est revenue. Je sens d’ici ton regard voilé mais où brille tout au fond la fierté d’une petite fille si turbulente qu’on la croyait insolente. C’est l’image que je garde de toi : une petite fille qui casse tout sur son passage parce qu’elle est submergée par une émotion qui l’entraîne vers une mer d’encre.

Dany Laferrière,

Bazas, 12 octobre 2018»