Pour sentir combien le monde a changé, rien ne vaut la lecture à retardement du journal de Philippe Muray. Prototype presque idéal de «mâle blanc» misanthrope, fumeur indécrottable, l’auteur de Désaccord parfait a dénoncé avant tous (ou presque) la mise en spectacle de la bien-pensance et des «valeurs» festives et humanistes contemporaines. Il l’a fait avec toute la violence et la mauvaise foi requises quand on surjoue le rôle d’Alceste, et il l’a fait au moment où ce spectacle commençait à s’imposer : en le piétinant allègrement, il l’a fixé et révélé. Son journal, commencé en 1978, est sa chambre noire. Dans le quatrième volume publié aujourd’hui, plus encore que dans les précédents, l’écrivain mort en 2006 est le prophète vitupérant et sarcastique de «Cordicopolis», expression qu’il a inventée et qui revient sans cesse. «Cordicopolis», c’est la cité du cœur, autrement dit cet «Empire du Bien» qu’il a vu naître en Amérique au début des années 80 et qu’il voit alors s’installer en France, dans les discours, les attitudes et les œuvres. Le nouveau volume, de sept cent pages, ne couvre que deux années : 1992, 1993. C’est dire si le journal semble dévorer l’écrivain.
Provocation
19 novembre 1992 : «Il n’y a plus que ça qui t’intéresse, m’a dit Nanouk, soudain saisie par cette évidence.» Nanouk est le diminutif de sa femme. Il répond : «Plus que ça ? Oui. Peut-être. C’est drôle. Je n’imaginais pas que j’en arriverais là, mais voilà, c’est fait, il n’y a