«C’est curieux, il n’existe pas de mot pour désigner un groupe de sœurs, comme si le frère allait de soi, toujours. On pourrait dire une sororie ?» Ainsi s’interrogeait la narratrice du dernier roman d’Adeline Dieudonné, Reste (l’Iconoclaste, 2023). Constat partagé par Blanche Leridon qui, d’entrée, fait de cette lacune de la langue (française), ou du moins de son imprécision (on comprend vite le problème avec «fratrie»), le creuset de sa réflexion. Il ne s’agira pas, en réaction, pour cette «deuxième née d’une famille de trois filles», d’inventer un mot («sororité» existe bel et bien, même si le vocable évoque plus généralement l’idée de solidarité que la filiation «réelle») mais de proposer «une plongée dans l’univers qu’il devrait désigner» à travers «une forme d’archéologie de la sororité» truffée d’exemples – et allant, donc, des «Brontë aux Kardashian», soit de la Pléiade à TikTok.
«Genre !», la collection féministe des éditions les Pérégrines, parle aussi bien homoparentalité, écriture dite «inclusive», maquillage ou nourriture. Les autrices et auteurs s’y promènent la forme personnelle assumée, l’anecdote en bagage, sans distinction entre théorie universitaire et pop culture – en attestent ici encore les huit pages de sources et ses sections «Livres», «Films» ou «Théâtre». Les sœurs, de fait, sont partout et on les appelle par deux, trois (ou plus) suivant l’angle du chapitre, qu’elles soient «indésirables», «démiurges» (comprendre «créatrices», ensemble ou séparément), «modèles» comme chez la comtesse de Ségur ou évidemment rivales. Dans cette dernière catégorie, particulièrement savoureuse pour la construction volontariste dont elle fait l’objet dans les médias, on croise Kate et Pippa Middleton (l’affaire de la robe qui vola la vedette au couple princier), Catherine Deneuve et Françoise Dorléac (toutes deux en «compétition officielle» au Festival de Cannes en 1964) ou les sportives Venus et Serena Williams (et la mise en scène continuelle de leurs «affrontements»). Quand elles ne sont pas «les unes contre les autres», les sœurs sont matières à fantasmes (récurrentes en couverture de Playboy), potentiellement dangereuses (les Parques romaines ou les «Weird Sisters» du Macbeth de Shakespeare) sinon claustrées dans leurs funestes destins (Virgin Suicides de Sofia Coppola et la cristallisation de la fratrie féminine comme éternelle nébuleuse).
La leçon de «la Reine des neiges»
Pas de quoi se réjouir, donc. Sauf que titrer le Château de mes sœurs, c’est dire qu’on peut inventer sa propre architecture, ses propres règles. Ainsi, au mitan : «On ne cède ni aux binarités faciles ni aux raccourcis misogynes, et c’est à ces conditions-là qu’émergent de belles et stimulantes histoires.» Celles-ci se trouvent surtout en ce moment dans les séries, où la sororité (de l’excellente Fleabag à la royale The Crown) atteint des sommets de représentativité réjouissante et nuancée. Bien avant ces nouvelles venues, Blanche Leridon prend pour référence et quasi fil rouge, au début des années 2000, les sœurs Halliwell de Charmed (qu’il convient selon elle de réévaluer à la hauteur de Buffy), lesquelles «marquèrent durablement notre enfance», moins pour la dimension magique du soap (lesdites sœurs étaient sorcières) que pour le célèbre «pouvoir des trois» témoin de la puissance du girl band – et l’on avait du reste oublié que le programme en question était l’œuvre d’une femme, Constance M. Burge. Plus réjouissante encore selon l’autrice, car porteuse d’espoir pour une nouvelle génération, la leçon de la Reine des neiges de Disney qui, contre l’amour d’un homme, préfère l’amour sororal, seul à même de faire fondre les cœurs et de «délivrer» des carcans. L’Incroyable Famille Kardashian est observée avec la même indulgence : on peut, «avec modération», y voir «quelque chose d’insolent, de libérateur, de formateur aussi».
Comme quoi – et quitte à trouver ces deux derniers exemples moins convaincants, ou en tout cas discutables sur le terrain féministe –, tout est «affaire de lecture». Blanche Leridon partage les siennes. En reparcourant les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle se familiarise avec Hélène, peintre et petite sœur de Simone, surnommée «Poupette». Plus loin et en bas de page, il est question de celle de Monique Wittig, Gille, peintre elle aussi et investie comme l’autrice des Guérillères dans la création du MLF. Relier les points et suivre les trajectoires des unes et des autres fait partie du jeu. Notons que Virginia Woolf avait également une sœur peintre, Vanessa Bell. «Où serait-elle aujourd’hui sans Virginia ? Au musée d’Orsay ? Ou absolument nulle part ?» A-t-elle été éclipsée ou favorisée par la postérité de son aînée ? Dans la fratrie Leridon, toutes trois écrivent, mais chacune tient ferme sa couleur de cheveu et son rayon : à Blanche, le blond et les essais.