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Chronique «Fières de lettres»

Deux plumes pour un conte : la double maternité de «la Belle et la Bête»

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Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, deux versions du célèbre conte «la Belle et la Bête», publiées au XVIIIe siècle par deux autrices, Gabrielle-Suzanne de Villeneuve et Jeanne-Marie Leprince de Beaumont.
Un extrait de «La Belle et la Bête». (BNF)
par Juliette Delobel, Bibliothèque nationale de France
publié le 15 décembre 2021 à 11h23

Qu’un conte soit connu sous plusieurs versions n’a rien de très mystérieux. C’est même la singularité du conte d’être raconté, repris, écrit, réécrit et adapté. L’histoire de la Belle et la Bête a ceci de plus curieux qu’il fût publié deux fois au XVIIIe siècle, par deux autrices au style bien différent. La première version du conte est l’œuvre de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve. Publié en 1740 dans le recueil la Jeune Américaine et les contes marins, c’est une fantaisie onirique. Seize ans plus tard, en 1756, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont publie le Magasin des enfants dans lequel figure sa réécriture du conte. Cette version abrégée et au dessein pédagogique affirmé est celle qui accède à la postérité. Pourtant, les deux contes méritent la lecture.

Etre autrice au XVIIIe siècle

Aristocrate écrivant sous pseudonyme et bourgeoise engagée dans l’éducation des enfants, Mme de Villeneuve et Mme Leprince de Beaumont ont en commun d’avoir connu un mariage tourmenté et commencé une carrière littéraire pour subvenir à leurs besoins.

Née en 1685 dans une famille de la noblesse protestante de La Rochelle, Gabrielle-Suzanne Barbot épouse en 1706 le lieutenant-colonel d’infanterie Jean-Baptiste Gaalon de Villeneuve. Quelques mois seulement après son mariage, la jeune épouse demande la séparation des biens en raison de la passion du jeu de son mari mais aussi de sa mauvaise conduite. Veuve à 26 ans, Gabrielle-Suzanne de Villeneuve monte à Paris et rencontre le dramaturge Prosper Jolyot de Crébillon, appelé Crébillon père. Elle s’installe sous son toit officiellement en tant que gouvernante et l’aide sans doute également dans sa fonction de censeur royal qui lui assure une autorité complète sur toutes les pièces alors publiées. L’autrice y demeure jusqu’à sa mort en 1755. Peut-être est-ce l’influence littéraire du dramaturge qui l’incite à écrire son premier texte, le Phenix conjugal, nouvelle du temps en 1734 ? Suivent plusieurs recueils de contes et romans, la plupart non signés. Le recueil la Jeune Américaine et les contes marins est publié sous le pseudonyme de «Madame de V***». Cependant, lors de sa réédition en 1786 dans un volume de la collection le Cabinet des fées, l’autrice apparaît bien sous le nom de Mme de Villeneuve.

Jeanne-Marie Leprince de Beaumont naît à Rouen en 1711. Formée dans une congrégation religieuse à l’instruction des jeunes filles, elle conserve toute sa vie le goût de l’enseignement. Elle devient préceptrice à la cour de Lunéville où elle connaît une vie amoureuse tourmentée qui s’achève, comme Mme de Villeneuve, sur une séparation avec un mari joueur. Elle part alors à Londres afin d’éduquer les jeunes filles de la bonne société. Elle connaît le succès littéraire avec la rédaction d’ouvrages pédagogiques appelés Magasins. Quarante volumes sont publiés entre 1750 et 1780 dont le Magasin des enfants dans lequel figure sa réécriture du conte la Belle et la Bête. De retour en France, elle meurt à l’âge de 69 ans, en 1780.

Les deux autrices subissent toutes deux le dédain du milieu littéraire de leur époque. Gabrielle-Suzanne de Villeneuve souffre sans doute du mépris du Paris mondain à l’égard de Crébillon père, qui vit retiré du monde, ainsi que celui associé à son statut de femme écrivaine. Le succès éditorial de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont ne lui assure pas davantage la reconnaissance de ses pairs. Elle devance elle-même les critiques avec esprit dans la préface du conte le Vrai Point d’honneur, histoire morale, en 1774 : «Encore des ouvrages de Mme de Beaumont, des histoires morales, des lettres. Cette femme ne finira-t-elle jamais ? […] Plus de quarante volumes toujours sur le même ton. De la dévotion, de la morale ; oh cela est excédant. […] Eh ! Pourquoi me lisez-vous ? Qui vous en prie ? […] Laissez-moi si je vous ennuie, ce n’est pas pour vous que j’écris.»

De la fantaisie galante à l’instruction morale des enfants

Mais, à présent, commençons la lecture des deux contes. La trame des deux versions de la Belle et la Bête est similaire. On y croise un marchand ruiné, une belle et vertueuse fille prénommée Belle, des sœurs vaniteuses, un château dissimulé, une rose interdite, une bête effrayante mais au cœur bon et un mariage finalement heureux. La lecture du conte de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve surprend pourtant les lecteurs et lectrices qui pensent connaître par cœur ce récit à travers ses multiples adaptations.

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La place de l’amour et du désir y est centrale. Dès le premier jour au château, la Belle plonge dans un profond sommeil et rencontre «un jeune homme beau comme on dépeint l’Amour». Il lui annonce qu’il l’aime et qu’il accomplira tous ses désirs. «Ce fantôme si charmant» devient un tendre compagnon quotidien et les rêves lui apportent du réconfort dans cette vie cloîtrée. La Belle ne tarde pas à éprouver elle aussi des sentiments pour ce bel inconnu et le réveil arrive toujours bien trop tôt. Les rêves offrent à la Belle un espace de liberté où elle n’est pas tenue de respecter ce qui est convenable : «Elle en donna l’exemple en lui disant tout ce qu’une tendre amante peut dire de plus flatteur à son amant. Elle n’était point retenue par la fière bienséance, et le sommeil lui laissant la liberté d’agir naturellement, elle lui découvrait des sentiments qu’elle aurait contraints, en faisant usage parfait de sa raison.»

En plus des rêveries, la vie de château est riche en divertissements. Chaque jour, la Belle découvre de nouvelles pièces et de nouveaux loisirs. Une fenêtre s’ouvre sur une salle d’opéra, une autre annonce les plaisirs de la foire Saint-Germain. Un article de Paris-Soir de 1934 s’amuse que Mme de Villeneuve ait même inventé la télévision : «La Belle aimait les spectacles : c’était le seul plaisir qu’en quittant la ville elle eût regretté. Curieuse de voir de quelle étoffe était le tapis de la loge voisine de la sienne, elle en fut empêchée par une glace qui les séparait, ce qui lui fit connaître que ce qu’elle avait cru réel n’était qu’un artifice qui, par le moyen de ce cristal, réfléchissait les objets et les lui renvoyait de dessus le théâtre de la plus belle ville du monde. C’est le chef-d’œuvre de l’optique de faire réverbérer de si loin.»

Pourtant, ce n’est pas l’amour mais bien la raison qui pousse la Belle à accepter la demande faite jusqu’alors sans succès chaque soir par la Bête de la laisser coucher avec elle. Mais la récompense l’attend puisqu’elle se réveille au côté de son amant imaginaire qui a quitté le monde des songes pour vivre avec elle un heureux mariage.

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Dans la version du conte de Mme Leprince de Beaumont, les rêves disparaissent. Il n’est pas question que la vertueuse Belle se laisse ainsi déborder par sa sensualité. Les mille divertissements, fêtes galantes et amusements ne sont également plus les bienvenus. Pour lutter contre l’ennui, la Belle dispose d’une grande bibliothèque, d’un clavecin et de plusieurs livres de musique : des occupations dignes d’une jeune fille de son temps. Les jours et les nuits se passent «avec assez de tranquillité» qui contraste avec les animations foisonnantes du premier conte. La Belle apprend à connaître la Bête au cours des dîners et lui découvre une bonté d’âme qui l’émeut. Quand elle manque de le faire mourir de chagrin en demeurant plus longtemps que promis chez son père, elle consent à l’épouser, non par amour mais par estime et gratitude. «Ne suis-je pas bien méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une bête qui a pour moi tant de complaisance ? Est-ce sa faute si elle est si laide et si elle a si peu d’esprit ? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser ? Je serais plus heureuse avec elle que mes sœurs avec leurs maris. Ce n’est ni la beauté ni l’esprit d’un mari qui rendent une femme contente : c’est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance ; et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Je n’ai point d’amour pour elle ; mais j’ai de l’estime, de l’amitié et de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse ; je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude.»

Le changement de ton et de forme entre les deux contes provient notamment d’une évolution du public ciblé. La Belle et la Bête de Mme de Villeneuve s’adresse aux jeunes femmes et aux adultes. Le conte de Mme Leprince de Beaumont s’adresse quant à lui aux enfants. Le conte s’insère dans un projet pédagogique : proposer des récits clairs et accessibles aux plus jeunes afin de leur transmettre des valeurs morales. Chaque récit est encadré d’un dialogue entre une gouvernante et des enfants qui explicite l’enseignement du conte. Dans l’avertissement du Magasin des enfants, elle insiste néanmoins sur le plaisir de lecture : «Le dégoût de la plupart des enfants pour la lecture vient de la nature des livres qu’on leur met entre les mains ; ils ne les comprennent pas et de là naît inévitablement l’ennui.»