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Libération

«Dompter les vagues», la dolce Vida

Le cinquième roman de l’Américaine Vendela Vida, une plongée dans l’adolescence, évoque parfois «Virgin Suicides».
Vendela Vida. (Lili Peper)
publié le 15 juin 2024 à 13h30

Souvenons-nous du Dr Armonson, venant de suturer les poignets de la jeune fille et s’adressant à la patiente autant qu’à lui-même : «Qu’est-ce que tu fais là, ma petite ? Tu n’as même pas l’âge de savoir à quel point la vie peut devenir moche.» Et souvenons-nous de la réponse de Cecilia, la plus jeune des cinq sœurs Lisbon : «On voit bien, docteur, dit-elle, que vous n’avez jamais été une fille de treize ans.» Avec cet échange introductif, Virgin Suicides – le roman de Jeffrey Eugenides publié outre-Atlantique en 1993 (réédité en poche à l’Olivier en mars) et adapté sur grand écran par Sofia Coppola – traçait sa ligne de conduite : il y avait les vieux médecins et il y avait les adolescentes ; il y avait les filles qui se dérobent et les garçons cherchant à les comprendre ; il y avait les conjectures et surtout les pièces du puzzle à jamais manquantes. «Elles savaient tout de nous alors que nous étions incapables de percer leur mystère.»

Maria Fabiola, la plus belle et la plus riche du groupe

Dompter les vagues, cinquième roman de l’Américaine Vendela Vida, évoque parfois Virgin Suicides, mais ce sont ses différences avec le livre d’Eugenides qui lui donnent toute sa valeur. Ici, c’est une fille qui parle et raconte, narratrice ancrée dans son décor plutôt qu’évaporée, une fille qui dit «nous» plutôt que «je». Eulabee, «treize ans, bientôt quatorze», et ses trois amies règnent sur les rues de Sea Cliff, quartier huppé de San Francisco. «Nous brûlons d’envie que les garçons nous regardent. Nous brûlons d’envie de brûler d’envie. Nous brûlons d’aimer. Nous brûlons de vouloir aimer.» Maria Fabiola est la plus belle et la plus riche du groupe. C’est aussi celle qui, un jour, disparaît : voici le nœud de l’affaire. La mer, comme prévu dans ces parages littéraires, brasse une odeur de pourriture (un père se suicide lors d’une soirée pyjama, un conducteur demande l’heure aux filles sur le chemin de l’école et – était-il en train de se toucher ?) mais, ce qu’on attendait moins, c’était de rire autant : Dompter les vagues est un roman très drôle, plein d’esprit et de bonnes réparties, sur les histoires qu’on se raconte et qu’on raconte ado.

Dans la tête d’Eulabee, tous les adultes, parents ou enseignants, sont plus ou moins ridicules et c’est particulièrement savoureux. Alors que le lycée est en émoi après la disparition de Maria Fabiola, Eulabee entre dans le bureau de leur professeur d’anglais. «Vous êtes en pleine correction ?» demande-t-elle. «Non, répond-il, en reposant la copie d’un geste théâtral. C’est la dissertation de Maria Fabiola sur 1984. Je la relisais pour voir si je pouvais y trouver des… indices.» Eulabee n’a pas aimé Franny et Zooey de Salinger, alors elle emprunte autre chose sur l’étagère, l’Insoutenable Légèreté de l’être de Kundera («Ça paraît un peu olé-olé»). Pendant qu’elle rêve d’avoir le même chapeau melon que Sabina et songe à se mettre au tchèque, on pense à Lady Bird de Greta Gerwig pour l’esprit quirky (bizarre-mignon). A Halloween, un foulard suffit pour se déguiser en Isadora Duncan. The Breakfast Club passe au cinéma et on découvre les Psychedelic Furs dans un baladeur. On est en 1985-1986 tout du long, puis en 2019 pour une petite trentaine de pages, comme si, au ratio, la vie se jouait sur quelques mois de jeunesse et que l’âge adulte consistait, clopin-clopant, à essayer de comprendre ce qui avait bien pu se passer cet été-là.

Vendela Vida, Dompter les vagues, traduit de l’américain par Marguerite Capelle. Albin Michel «Terres d’Amérique», 304 pp., 21,90 € (ebook : 14,99 €).