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Fières de lettres

Elisabeth Wolff et Agatha Deken, quatre mains et 175 lettres

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, deux autrices qui ont écrit en duo ce qui est souvent considéré comme le premier roman contemporain néerlandais.
Elisabeth Wolff et Agatha Deken. Collection générale des portraits, volume 411. (GALLICA. BNF)
par Henja Vlaardingerbroek, Bibliothèque nationale de France
publié le 16 novembre 2023 à 12h51

Le roman épistolaire l’Histoire de mademoiselle Sara Burgerhart d’Elisabeth Wolff et Agatha Deken est publié en 1782, la même année que les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos – et composé, lui aussi, de 175 lettres. La protagoniste, Sara Burgerhart, une jeune femme orpheline, vive et passionnée, en quête de bonheur, fait plusieurs rencontres avant d’accepter de se marier avec un homme sérieux et raisonnable. Le roman offre, à travers des échanges de lettres, différents points de vue sur un même événement lui conférant une forme polyphonique où chacun des personnages a un style et un ton bien particuliers.

Le style direct et vivant, avec des personnages ordinaires et un décor typiquement néerlandais, dont la préface souligne l’importance, assure d’emblée au roman un grand succès et de nombreuses rééditions. Un ami de Voltaire, Henri Rieu, le traduit en français, traduction éditée d’abord à Lausanne, en 1787, puis à Paris en 1788.

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Elisabeth («Betje») Wolff, et Agatha («Aagje») Deken sont quasiment toujours nommées en un seul trait, tant elles travaillent de pair, en ayant toutefois des personnalités opposées. Elisabeth insiste, notamment dans ses correspondances, sur les différences : l’une blonde et grave, Agatha Deken, l’autre, Elisabeth elle-même, brune, volontaire et indépendante. Le poète néerlandais Bellamy affirme que les deux amies se complètent à merveille et utilise l’image, encore souvent citée, de l’huile – Agatha Deken – et du vinaigre – référant à Elisabeth Wolff – formant ensemble «une bonne sauce». Ces images, entretenues par les autrices elles-mêmes, persistent dans les histoires de la littérature néerlandaise.

Solide éducation et grande amitié

Elisabeth Wolff, née Bekker le 24 juillet 1738 à Flessingue, est une jeune femme éduquée, à l’esprit vif et critique. A l’âge de 17 ans, elle se fait enlever par son soupirant. Cette fuite ne dure qu’une nuit, tourne mal et empêche le mariage. Dans Sara Burgerhart, on pourrait trouver une référence à cet événement car Sara se fait enlever pendant une nuit par un soupirant mal intentionné. Quatre ans plus tard, en 1759, Elisabeth Bekker se marie avec un prédicateur veuf, de 31 ans son aîné, Adriaan Wolff, union qu’elle qualifie de «philosophique». Elle quitte Flessingue, dans la province de Zélande, pour s’installer avec son mari dans le presbytère à Beemster, en Hollande-Septentrionale, fuyant ainsi les commérages qui la poursuivent. Elle a déjà écrit et publié plusieurs textes, allant de poèmes satiriques, d’essais et de pamphlets, souvent virulents à l’égard des orthodoxes, à de la prose et des traductions, lorsqu’elle rencontre, en 1776, Agatha Deken.

Agatha Deken, née en 1741, orpheline à 4 ans, est élevée dans un orphelinat à Amsterdam où elle reçoit une éducation solide. Travaillant comme dame de compagnie, elle commence à écrire de la poésie et à publier. Elle établit des correspondances avec d’autres femmes de lettres, puis envoie, en 1776, une lettre à Elisabeth Wolff. Débute ainsi un grand échange épistolaire et une grande amitié. En 1778, après la mort du mari d’Elisabeth Wolff, les deux amies s’installent ensemble. Partageant un même esprit critique et talent littéraire, elles commencent à écrire à quatre mains la plupart de leurs ouvrages. Fait assez rare à l’époque pour des femmes de leur situation sociale, elles vivent de leur plume. Le succès de leur roman Sara Burgerhart leur apporte une réputation d’écrivaines et des revenus.

Les deux autrices revendiquent plus d’éducation pour les femmes tout en insistant néanmoins sur l’importance d’être une bonne épouse. Comme l’annonce la préface, Sara Burgerhart se veut être un guide pour jeunes filles : comment grandir, trouver un mari, se préserver de mauvaises influences et défendre sa vertu. Des femmes mûres les conseillent et les protègent, comme le font d’ailleurs Wolff et Deken elles-mêmes.

Engagement politique et exil en France

On constate qu’une fois mariée, Sara Burgerhart perd de sa voix et de sa vivacité, se consacrant essentiellement à sa vie de mère et d’épouse. Pourtant ni Wolff ni Deken ne se conforment elles-mêmes à ces prescriptions. Sans mari et sans enfant, elles prennent part aux débats de la société et adhèrent aux idées des Lumières. Elisabeth Wolff, connue pour sa plume satyrique et polémique qui lui vaut de nombreuses critiques, prend position dans une période mouvementée de l’histoire néerlandaise. Elle s’exprime en faveur des patriotes, qui revendiquent des droits politiques et la liberté économique pour tous les citoyens (hormis les femmes), et contre le stathouder Guillaume V et la famille d’Orange. Après l’invasion de la République par l’armée de Frédéric Guillaume II, Roi de Prusse et gendre de Guillaume V, de nombreux patriotes s’enfuient à l’étranger, notamment en France.

Craignant les représailles frappant les patriotes et ne pouvant se taire devant les injustices infligées par le gouvernement, Wolff et Deken partent en France, accompagnées par Caroline Victoire Ravanel, une gouvernante, en mars 1788. Elles s’installent à Trévoux, près de Lyon, où habite le frère de Ravanel, et continuent à écrire et à traduire. Wolff traduit notamment en néerlandais un roman de Madame de Genlis et, sous anonymat, la Cause des esclaves nègres de Frossard, en 1789, quelques mois après sa parution.

Dans une des très rares lettres conservées de cette période, Wolff parle de la Révolution française, dont elles sont plutôt partisanes, et des atrocités dont elles sont témoins. Elles retournent dans leur pays, devenu la République batave après l’invasion par l’armée française en septembre 1797. En retrait de la vie politique, elles vivent essentiellement de leurs traductions, leurs romans ne trouvant plus que très peu de lecteurs. Le 5 novembre 1804, Elisabeth Wolff meurt, suivie, 9 jours plus tard, par son amie Agatha Deken.