Romans
Cécile Oumhani, les Tigres ne mangent pas les étoiles
Elyzad, 153 pp., 16,50 €.
Deux femmes ratent leur correspondance à l’aéroport de Bahreïn : l’une se rend à un colloque en Inde, le pays d’enfance de son père, l’autre à Kaboul au chevet de son père mourant. Et, le temps d’une longue soirée dans un hôtel d’aéroport, la seconde va confier son histoire à la première. Son arrière-grand-père et son grand-père qui étaient des kabuliwalas (marchands ambulants) traversant l’Hindou Kouch à pied pour gagner une fois l’an la ville de Calcutta ; une camarade de classe tuée sous ses yeux alors qu’elle manifestait pour le droit des filles à étudier ; la disparition de son frère jumeau avec qui elle avait une relation fusionnelle ; les cailloux conservés de son enfance qu’elle illuminait de bougies l’hiver quand il faisait noir dès trois heures de l’après-midi et que le sentiment de solitude la prenait à la gorge ; les nuages gonflés d’encre le jour où son mari a appris que son frère et sa famille avaient été tués par un obus. Mais aussi, les bruits, les parfums, les couleurs de Calcutta. Et cette phrase : «La vie, elle finit généralement par reprendre le dessus. Elle doit continuer, malgré ce qui sommeille, emmêlé dans les images de ce qu’on a perdu.» Magnifique. A.S.
Camille Neveux, le Verger de Damas
Lattès, 374 pp., 20,90 €.
C’est un voyage. Douloureux et en même temps d’une tendresse indicible. Une plongée au cœur d’une révolution, en Syrie. Une révolution contrée par un Bachar Al-Assad impitoyable dont les sbires ont massacré des centaines de milliers des leurs, des Syriens, hommes, femmes, enfants, sans distinction. Une révolution qui a déchiré des familles, des amitiés et des amours. C’est un voyage au cœur d’une famille, celle du compagnon de notre collaboratrice Camille Neveux. Dans cette famille, certains sont restés en Syrie, d’autres sont morts, ou ont passé de longues années en prison avant de retrouver la liberté, brisés. D’autres enfin se sont exilés, plus ou moins loin. A travers le regard vif de Nermine, 12 ans, l’autrice raconte ces destins qui se croisent, se brisent, s’éloignent et, parfois, se retrouvent. Avec finesse, elle évoque le désespoir, la culpabilité des survivants, des exilés, mais, aussi, la force de vie qui anime, jour après jour, cette incroyable famille. S.D.-S.
Ioànna Karystiàni, la Houle
Traduit du grec par René Bouchet, Quidam, 269 pp., 20 €.
Après presque six décennies, l’heure de la retraite a sonné pour Mitsos Avgoustis mais le vieux capitaine de l’Atos III devenu presque aveugle, ne peut s’y résoudre. La houle de la mer c’est comme le sang qui circule en lui et berce sa vie. Entouré de ses compagnons de route dont son chat acrobate Maritsa et le fin cuisinier Siakandaris, il vogue vers Singapour, la Corée ou la Chine et n’a pas remis les pieds en Grèce depuis dix-neuf ans. Là-bas il y a sa femme Flora et ses enfants et surtout sa maîtresse bien-aimée Litsa, éternelle pénélope qui n’a jamais perdu espoir de le retrouver et continue à lui écrire. Mitsos va pourtant devoir arrêter d’inventer des stratagèmes pour fuir et lorsqu’un personnage qu’il n’aurait pas imaginé rencontrer sur son bateau y fait irruption, il prend peu à peu conscience de la vanité de cette fuite et de l’amour inconditionnel des siens. N.A.
Revue
Décapage N°69, printemps-été 2024
Flammarion, 172 pp., 16 €.
Yves Ravey donne son avis sur la nouvelle, cette forme plus ou moins brève que chérissaient Kafka, Tchekhov, Flaubert : «Il y a là quelque chose de mystérieux contenu dans son aspect hâtivement définitif.» Xabi Molia a grandi au Pays basque, comme nous l’apprend un encadré rédigé dans le style malicieux propre à Décapage. Normalien et agrégé de lettres, il analyse en quelques lignes une nouvelle de Tchekhov intitulée «La Princesse», et il met au jour «le non-lieu narratif» que pratique l’écrivain russe. Comme dans chaque numéro, les méthodes de travail et les sources d’inspiration d’un auteur sont visitées. Cette fois, c’est Eric Reinhardt qui ouvre ses coulisses. Sa grand-mère, couturière, lui a permis de développer sa liberté créatrice. Elle l’aidait à confectionner des tenues pour son nounours. Il est devenu un grand lecteur à l’âge de 17 ans et place Mallarmé et Kafka au sommet de son panthéon littéraire. Ses grands-parents étaient de gauche, ses parents de droite ; lui a suivi l’exemple des premiers. Cela fonctionne parfois ainsi dans les familles. V. B.-L.
Philosophie
Sous la direction de Pierre-Frédéric Daled, Mathias Girel et Nathalie Queyroux, Georges Canguilhem, 80 ans après «le Normal et le Pathologique»
Rue d’Ulm, 216 pp., 16 €.
Georges Canguilhem était déjà agrégé de philosophie (dans la promotion de Raymond Aron, Jean-Paul Sartre, Paul Nizan, Daniel Lagache) et enseignait à l’université de Strasbourg – repliée en «zone sud», à Clermont-Ferrand – lorsqu’en juillet 1943 il présente sa thèse de doctorat de médecine, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique. Trois mois après, le philosophe-médecin échappe à une rafle de la Gestapo à la Faculté de lettres – tout comme, engagé dans la résistance dès avril 1941, il évitera la mort lors des combats de juin 44 dans le maquis du Mont Mouchet. Par la suite, il deviendra une «autorité», non seulement en philosophie, mais en histoire des sciences, en épistémologie, en biologie, en psychanalyse, en psychiatrie… «En discutant la thèse selon laquelle les phénomènes pathologiques sont identiques aux phénomènes normaux, aux variations quantitatives près», Canguilhem, écrit ici Elisabeth Roudinesco, «faisait voler en éclats la notion morale d’anormalité tout en réintroduisant l’idée qu’il fallait se référer au patient lui-même pour définir la maladie». C’était là le foyer de la réflexion menée autour de la notion de «norme» dans la thèse de médecine, publiée ensuite sous le titre le Normal et le Pathologique. Mais quelle est la véritable histoire de la réception de cet essai, devenu canonique ? Qui a contribué à la célébrité de cette publication, en France et à l’étranger ? C’est à ces questions que répond cet ouvrage collectif, avec les contributions de Tiago Santos Almeida, Jean-François Braunstein, Claude Debru, Giulia Gandolfi, Guillaume Le Blanc, Maël Montévil, Anne-Marie Moulin, Henning Schmidgen et Frédéric Worms. R. M.