Romans
Joël Bastard, Filumena
Belfond, 208 pp., 20 €.
Filumena, «quatre-vingt-cinq ans passés», marche difficilement depuis cinq ans et ne sort que pour se rendre au tabac à 300 mètres, «c’est-à-dire au bout de l’enfer». Sa lente progression sert de prétexte à des commentaires acerbes sur ce qu’elle voit et à une remontée de souvenirs : la vie au château de Versailles, où son mari Baptiste «moustache fine et cheveux peignés en avant» était gardien, après avoir travaillé dans une mine d’amiante ici, en Corse. Il est mort à 45 ans, et sa meilleure amie Andréa, disparue aussi, lui manque, avec elle «les journées passaient vite et bien». La vieille femme, les pieds en feu, s’accorde une pause sur le banc «aux oliviers» en espérant que personne ne viendra lui parler. Si elle traîne trop, elle «n’en a pas fini avec les mauvaises rencontres» et voilà que Dévote, «la garce de Ponte-Scogliu» l’accoste. Filumena se lit comme une véritable épopée, menée par tempérament truculent, réjouissant. F. Rl
Brina Svit, les Cycles de la révolte
Gallimard, 214 pp., 21 €.
Comment concrétiser une mobilisation citoyenne en période de pandémie ? Les Slovènes, à Ljubljana, ont trouvé la solution. «On interdit tout rassemblement dans l’espace public, soi-disant à cause du virus, et voilà que les gens se mettent à manifester à vélo. Le vélo devient d’un jour à l’autre l’emblème de la résistance et de la révolte conte la politique répressive et régressive. Plutôt une belle idée, avouez-le.» Ainsi Nastia se fait-elle expliquer l’étrange circulation qu’elle observe depuis son banc préféré, et les pochoirs de bicyclettes qui ponctuent ses trajets dans la ville. Nastia est née ici, mais elle a fui son pays, sa famille, sa sœur trop sage pour s’installer à Paris, diriger une galerie, avoir deux filles, et deux histoires d’amour dont la plus récente vient de s’achever brutalement. Peut-être pourra-t-elle puiser dans la mobilisation inventive et poétique de la société civile une ligne de conduite pour échapper à la tentation du repli. Son colocataire, un jeune journaliste belge, s’avère secourable. A la fin, Slavoj Zizek fait une apparition. Cl.D.
Romesh Gunesekera, Récifs
Traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek. Zoé, 192 pp., 19,50 €.
Triton, 11 ans, domestique chez Mister Salgado, un biologiste qui rêve de sanctuaire marin, devient un cuisinier hors pair, en plus d’être un observateur admiratif et malicieux. Le jour où «une dame» vient prendre le thé, Triton concocte un superbe «gâteau d’amour». La dame a de l’appétit. «“C’est l’œuvre de Triton”, dit mon Mister Salgado. L’œuvre de Triton… Une phrase qu’il répéterait maintes fois au cours des mois à venir, me donnant un bonheur suprême. L’œuvre de Triton. Des mots clairs, purs, sans réserve. Dans ces moments, sa voix était une percée entre les cieux et la terre, à travers le bourbier pétrifié de nos vies, elle prodiguait des bienfaits, comme l’eau qui jaillit de la source ou de la tête d’un dieu. Le bonheur parfait. Mon passage à l’âge adulte.» On est à Ceylan, bientôt Sri Lanka, en 1962. A l’extérieur la violence est partout. Dans la maison, avec ou sans invités, règne une harmonie, un ordre bientôt chavirés. Réédition d’un merveilleux roman paru au Serpent à plumes en 1995, dans une traduction revue par la traductrice elle-même. Cl.D.
Poésie
Florian Bardou, Clubs
Lunatique, 130 pp., 14 €.
«Nous cherchions à nous évader depuis les tréfonds vibrants de la ville.» C’est dans les souterrains et l’odeur de la sueur que se déploie le deuxième recueil de Florian Bardou – par ailleurs journaliste à Libération. On y retrouve la drague (entre garçons) et la fête (jusqu’au bout de la nuit) en guise de mode de vie, le sens du rythme et des assonances pour le mettre en forme à travers une quarantaine de courts poèmes. Au-delà du récit d’une jouissance dionysiaque, où tout l’art semble résider dans un équilibre entre se perdre et se retrouver, on assiste ici aussi à une volonté de faire des clubs, avec le secours de la poésie, les lieux d’une communion. Car le texte tâche non pas tant d’érotiser que de sacraliser ce moment hors du monde qu’est la fête. «La messe est dite les fidèles font des rondes des danses de saint-guy et gigues de gigolos extatiques [...] La messe est dite ravive la flamme des épiphanies.» G. Le
Essais
Elise Rajchenbach, Louise Labé, la rime féminine
Calype, 112 pp., 11,90 €.
Malgré son origine modeste et son sexe, la poétesse Louise Labé (c.1520-1566) – surnom de son père, simple cordier, sans doute illettré – est éditée et applaudie au cœur de la Renaissance lyonnaise. Pourtant, ses sonnets sont aujourd’hui peu connus, contrairement à son nom ! Ce paradoxe est au cœur de la réflexion de cette biographie qui dénonce les clichés dévalorisants cachant la vraie Louise Labé. A leur origine : ses conseils «féministes» à ses semblables – rejeter la puissance masculine et croire en soi –, l’assimilation entre l’écrivaine et ses personnages, aux prises avec «les tourments d’un amour partagé», la confusion, surtout, entre elle et la «Belle Cordière de Lyon». L’autrice analyse la construction et la finalité de cette légende d’une courtisane, fille publique donc, jouant avec l’ambivalence de l’adjectif. La conclusion est sans appel : la mémoire collective n’a retenu que cette figure négative, jusqu’à la réhabilitation récente de la créatrice, à laquelle cette brillante démonstration met un point final. Y.R.
Kristen Godsee, Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme
Lux, 256 pp., 10 €.
Habituée aux polémiques, la chercheuse Kristen Ghodsee, professeure d’études russes et est-européennes à l’université de Pennsylvanie, avançait dans une tribune de 2018 que les femmes avaient de meilleures relations sexuelles en régime communiste. Le tollé suscité donnera ce livre, paru en 2020 et republié le 1er mars en format poche aux éditions Lux. La chercheuse y démontre, sans nostalgie ni naïveté, que le capitalisme tel que nous le vivons nuit à la liberté et à la vie sexuelle des femmes. Comment y faire face ? En empruntant aux régimes de l’Est, certes imparfaits, ce qu’ils ont de meilleur. Bien que très axé sur la réalité économique américaine, elle donne quelques pistes, à commencer par une réponse étatique à des questions intimes comme le mode de garde, les laveries et les cantines publiques. Plutôt que de laisser aux femmes la responsabilité de ce travail gratuit, Kristen Ghodsee se repose sur les initiatives de féministes de l’Est comme Clara Zetkin ou Alexandra Kollontaï pour prouver qu’une fois libérées de ces tâches, les femmes ont plus de temps pour rêver, désirer et faire l’amour. Écrit dans une langue claire et savante, l’ouvrage est superbement traduit par Charlotte Nordmann et Laura Raim. M.E.L.
Revue
Etudes rurales, Jeunesses populaires
Ehess, N°212, 176 pp., 33 €.
Les sociologues Yaëlle Amsellem-Mainguy et Benoît Coquard ouvrent ce numéro en définissant ce qu’on entend par jeunesses rurales au-delà des a priori ; suivent six articles tirés d’enquêtes empiriques inédites, menées autour de jeunes de classes populaires pour qui les grandes villes restent inaccessibles. L’ensemble est accompagné de photographies de Cédric Calandraud qui mène depuis des années un travail sur des jeunes en Charente Limousine qui restent en milieu rural. F. Rl
Sociologie
Zygmunt Bauman, Ma vie en fragments
Traduit de l’anglais par Frédéric Joly. Premier Parallèle, 288 pp., 24 €.
Longtemps, nos sociétés furent de «sociétés noix de coco». Elles ont correspondu à la phase solide de la modernité, à la construction de la nation, à l’installation du principe de souveraineté, à l’imperméabilité des frontières. Elles sont à présent des «sociétés avocat», prune ou kaki, à extériorité molle : elles correspondent à la modernité changeante et kaléidoscopique, au multiculturalisme, à la quasi-suppression des distances. Des sociétés liquides. C’est par cette notion, tombée dans le lexique commun, que Zygmunt Bauman, disparu en 2017, a atteint la notoriété : une société est dite moderne-liquide si les situations dans lesquelles les hommes se trouvent se modifient avant même que leurs façons d’agir ne réussissent à se consolider en procédures et habitudes. La vie du sociologue a été tourmentée. Né à Poznań en 1925, d’une famille juive, il se réfugie en 1939, après l’invasion de la Pologne par les nazis, en URSS, et, alors marxiste convaincu, combat dans une unité militaire soviétique puis occupe la fonction de commissaire politique. Revenu à Varsovie, il enseigne la philosophie et la sociologie. En mars 1968, il émigre en Israël puis en Angleterre, où il devient citoyen britannique. L’université de Leeds lui confie la chaire de sociologie. A 70 ans, Bauman commencer à écrire à ses filles pour raconter une vie traversée par les drames du siècle. De ces lettres, «éditées, complétées et agencées» par Izabela Wagner, professeur à l’université Paris Cité, est née cette autobiographie, en tous points captivante. R.M.