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En librairies : Rachel M. Cholz, Rémi Baille, Artem Chapeye...

Un plan en or, un café préparé par Cascade, la charge mentale d’un homme «inutile», «l’invasion des ténèbres» en Ukraine, la vigne sauvage, le berger des Evangiles, un archipel de la philanthropie et les quatorze géants de la planète.
(DR)
publié le 3 mai 2024 à 15h19

Romans

Rachel M. Cholz, Pipeline

Seuil, 224 pp., 19 €.

Une orgie des sens et d’essence. La narratrice s’engage dans une dérive urbaine le jour où elle rencontre Alix, un garçon qui fait la manche le jour aux carrefours de Bruxelles en risquant sa peau, et explore les chantiers la nuit. Il embarque celle qu’il appelle «la timide» dans son trafic de gazole. Plutôt que les voitures, ils siphonnent des réservoirs de pelleteuses, des machines comme ça, échangeant cinq ou six bidons contre quelques dizaines d’euros. S’il y a des flics dans les parages, Alix vide discrètement le chargement dans les bouches d’égout. Un jour, il a un plan en or. Il a découvert le trajet d’un pipeline. En dégager une partie, creuser un trou dans le cylindre, poser un robinet : un jeu d’enfant. Des centaines d’euros, bientôt des milliers atterrissent dans leurs poches. Les complices nécessaires sont de moins en moins amicaux, est-ce que ça ne va pas devenir dangereux ? Ivre de vapeurs diverses, navigant d’hôtel en hôtel, la narratrice se pique au jeu sans tout à fait perdre le nord. «Moi, je me sens nocturne depuis une semaine. Le jour qui se bloque dans les tempes me brûle l’intérieur de la cornée comme un arc électrique.» Premier roman. Cl.D.

Rémi Baille, les Enfants de la crique

Le Bruit du Monde, 176 pp., 19 €.

Le rendez-vous entre les deux hommes est matinal. L’un en tenue de marin porte à bout de bras «deux cagettes de la prise du jour». Il s’avance vers la Buvette où un café préparé par Cascade l’attend. L’endroit sent encore l’alcool et les larmes de la veille. «Coco et Cascade se comprenaient mutuellement dans la vertu que peut offrir le désespoir. Dépassés les à-quoi-bon, leur vie se déliait des questionnements inutiles et s’organisaient en gestes simples» et en silence. Très vite, celui-ci est remplacé par le pas des promeneurs, les fêtes d’été sur la plage pour repousser «à plus tard la solitude de l’existence et ses angles morts». Celle recherchée par Line, 18 ans, accusée à tort d’avoir propagé le feu dans la crique. Elle veut s’enfuir loin de la mer. Rémi Baille n’a jamais enlevé son regard de la Méditerranée – que ce soit depuis Toulon, sa ville natale ou de Beyrouth, port d’attache de quelques mois. Il a fait d’elle «par l’emploi de toutes ses forces. Et de toutes les façons» son premier roman. C.G.-D.

Mina Loy, Insel

Traduit de l’anglais et présenté par Olivier Apert, Nous, 224 pp., 24 €.

«Insel» n’est pas une coquille pour «incel», ce mot désignant les «célibataires involontaires» masculinistes. Mais cela pourrait. Rédigé dans les années 1930, ce «portrait de l’artiste en tête de mort», comme l’indique son sous-titre, raconte comment Mrs Jones se retrouve avec la charge mentale d’un homme «inutile» qui, «en accord avec sa nature, flottait légèrement à la surface du coma». Comment en est-elle arrivée là ? Par inadvertance, d’avoir porté «une concentration nécessaire à ce qui ne présente aucun intérêt – et qui représente la dégradation majeure des femmes». Connue comme poète, Mina Loy (1882-1966) fut aussi une artiste plasticienne majeure. Insel est suivi d’un entretien de 1965 : «Je n’ai jamais […] parlé de ma façon d’écrire en termes de moderne ou de contemporaine. Je vivais au-dedans – J’ai tout appris d’une vie antérieure.» É.L.

Artem Chapeye,

Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes

Traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn. Bayard, 160 pp., 19 €.

Artem Chapeye journaliste, écrivain, traducteur, s’est engagé volontairement dans l’armée ukrainienne dès «l’invasion des ténèbres». Pacifiste convaincu, l’auteur a vu dès lors sa vision du monde modifiée. Il s’est détourné d’amis qui ne voulaient pas se battre et «théorisaient autour de sujets géopolitiques, privilège d’individus en sécurité». Pour lui, «en temps de guerre il faut se battre, il n’y a pas d’autre choix sinon on oscille entre devoir et culpabilité». «On fait ce qu’on doit faire» même si la culpabilité demeure de ne pas être avec sa famille, de ne pas se battre en première ligne, d’écrire sur la guerre car c’est comme «mettre la souffrance en texte». Son récit est celui d’un homme qui voit la guerre transformer et révéler les êtres, parfois en bien comme ces soldats qui deviennent «plus doux» et qui abandonne le superflu pour accéder à l’essentiel. N.A.

Poésie

Catherine Bernard, Lambrusque

Les Ateliers d’Argol, 215 pp., 19 €.

Catherine Bernard, vigneronne en Languedoc, autrice et ex-journaliste à Libération, publie de beaux livres éclairés sur le monde paysan, l’état des terres agricoles et le monde qu’il reflète. Dans Lambrusque, son dernier ouvrage paru aux Ateliers d’Argol, elle s’aventure dans une forme nouvelle : celle du chant poétique, en hommage à Virgile. Catherine Bernard y entremêle l’histoire savante de lambrusca, la vigne sauvage, et la manière dont nous n’avons cessé de la domestiquer pour nos besoins agricoles. Le constat, à la fois triste et enchanté, des paysages bien ordonnés autour d’elle lui inspirent un désir de ré-ensauvagement, le tout écrit avec beaucoup de modestie. Qui sommes-nous, petits êtres perdus dans l’univers, pour nous autoriser à vouloir tout contrôler ainsi ? Le livre se clôt sur une utopie, celle d’un jardin paradisiaque qui n’est pas sans rappeler les derniers vers de la Divine Comédie. M.E.L.

Essais

Marie Grand,

Géographie de l’amour. Une autre histoire du bon Samaritain

Cerf, 146 pp., 16 €.

Il est vrai que, de l’amour, on raconte surtout les histoires – parfois aussi l’histoire, au moins de ses représentations – qui naissent, qui durent, un peu, beaucoup, qui cessent, par appels de l’ailleurs ou par usure. La question – tu m’aimes encore ?, tu m’aimeras toujours ? – est toujours celle du temps, d’où les «histoires d’amour». Mais a-t-il à voir avec l’espace et la distance, qui de prime abord semblent l’affadir (loin des yeux, loin du cœur) ? Y aurait-il une géographie de l’amour, ou, en d’autres termes, une étendue infinie de l’amour qui lui ferait «aimer tout le monde» ? C’est à partir du tableau de Rembrandt, Le bon Samaritain, de l’apologue du berger des Evangiles en quête de la brebis égarée (mais qui veille alors sur le troupeau ?), et de la figure de l’hôtelier (qui soigne, instruit, accueille, loge, protège, etc., à l’école, à l’hôpital, dans les institutions de justice…) que Marie Grand, agrégée de philosophie, professeure et chroniqueuse à la Croix, établit avec beaucoup de nuances et de délicatesse, une sorte de «cadastre de l’amour» ou de «cartographie de la charité» (charis = amour désintéressé), en explorant deux voies : celle qui conduit à être proche de quiconque, à «aimer tout homme» (le bon samaritain), et celle qui nous fait «aimer tous les hommes», les «servir partout en même temps» (l’hôtelier). Ces deux voies convergent-elles toujours ? R.M.

Collectif, Les mots qui disent la philanthropie

Odile Jacob, 272 pp., 20 €.

La philanthropie n’a plus la bonne presse qu’elle avait au XIXe siècle. Il est vrai que la notion est ambiguë, mangée par les préjugés qui l’ont parasitée, ou couverte par l’ombre des notions avoisinantes : est-elle don, dévouement, altruisme, mécénat, charité (qui consacrerait dans sa pauvreté celui ou celle qui la reçoivent ?), amour (mais l’amour porte sur une personne : comme pourrait-on aimer, philein, l’«Homme» en général, anthropos) ? Au lieu de dire ce qu’elle est, essentiellement, peut-être est-il plus aisé de répertorier les mots et les concepts qui, d’une certaine façon, sinon de façon certaine, disent quelque chose d’elle, par analogie, semblance, approximation, parenté… C’est la démarche entreprise par les directeurs du présent ouvrage (Perrine Simon-Nahum, Arthur Gautier, Isabelle Gougenheim…) et ses co-auteurs (philosophes, écrivains, journalistes, linguistes…), qui dessinent comme un archipel de la philanthropie et circulent entre ses cent îlots : Amitié, Bienveillance, Empathie, Cohésion sociale, Démocratie, Engagement, Solidarité, Utilité publique, Commun(s), Bénévolat, Héritage, Humanisme… R.M.

François Carrel, Himalaya Business. Qu’avons-nous fait des 8 000 ?

Guérin /Paulsen, 158 pp., 22 €.

En 1923, interrogé sur les raisons de gravir l’Everest, George Mallory avait répondu avec agacement «parce qu’il est là». Une réponse mythique. Cent ans plus tard, à la même question, il est probable que la réponse soit désormais : «parce que je suis là». Car en siècle, tout ou presque a changé dans les pratiques de la haute montagne. Réseaux sociaux omniprésents, expéditions commerciales au service de richissimes néophytes, usage systématique de l’oxygène, des cordes fixes installées par des armées de sherpas, approches en hélicoptère, camps d’altitude équipés comme des villes modernes… Là où il fallait jadis plusieurs décennies pour gravir les quatorze géants de la planète, six mois seulement ont été nécessaires à Nirmal Purja, héros et symbole de ce nouvel alpinisme «industriel» dans lequel les agences népalaises ont supplanté les expéditions occidentales. Une enquête de notre correspondant à Grenoble, lui-même alpiniste et grand connaisseur de l’Himalaya. F.D.