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Fières de lettres

Eugénie Foa, diseuse de bons aventuriers

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, Eugénie Foa (1796-1852), pionnière de la littérature jeunesse qui a fait découvrir aux enfants les grands marins et figures historiques.
Portrait d’Eugénie Foa dans «Galerie de la presse, de la littérature et des beaux-arts», Charles Philipon, 1839-1841. (Gallica, BNF)
par Nathalie Hersent, Bibliothèque nationale de France
publié le 24 octobre 2023 à 13h46

«Madame de Maintenon fut un des plus grands exemples des vicissitudes humaines : deux fois le travail de ses mains la fit vivre ; la vertu et la sagesse l’élevèrent jusqu’aux plus grands honneurs.» Ces mots célébrant les qualités de Françoise d’Aubigné sont d’Eugénie Foa, autrice de nombreux contes historiques pour la jeunesse. Hormis quelques personnages de pure fiction, les protagonistes de ces récits sont des figures historiques érigées en modèles pour les enfants en raison des vertus dont elles ont fait preuve. Rassemblées en recueils, ces nouvelles évoquent la vie, et principalement l’enfance, de reines de France, politiques, artistes, saints, savants, militaires… ainsi que celles d’explorateurs et officiers de marine dans les Petits Marins.

Les Petits Marins, paru en 1838, rassemble les figures de Christophe Colomb, Jacques Cartier, Jean-Baptiste Couture, Georges-René Pléville Le Pelley et Michiel de Ruyter. Au milieu de marins aguerris, la présence de l’académicien Jean-Baptiste Couture surprend de prime abord. Or, il lui arriva à l’âge de 6 ans une aventure digne d’un roman. Sa marâtre, voulant se débarrasser de lui, le fit embarquer par ruse à bord d’un navire en partance pour la Nouvelle-France. Abandonné sur les rives du Saint-Laurent, il survécut dix-huit mois avant d’être secouru par des marins calvadosiens. De retour au foyer paternel, une noble dame de la région lui permit de faire des études qui le conduisirent au Collège de France et à la «Petite Académie».

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Autre figure méconnue, Pléville Le Pelley, gloire granvillaise, eut lui aussi un destin hors du commun. Mineur, il partit avec des terre-neuvas en cachette de ses parents, brava les tempêtes et connut la rude vie de marin dès son plus jeune âge. Devenu corsaire après des études de mathématiques et d’hydrographie, il gravit les échelons jusqu’au grade de vice-amiral, commandant des ports de la République dans la mer Adriatique. Ministre de la Marine et des colonies, il fut nommé sénateur, puis promu au grade de grand officier de la Légion d’honneur. Célébré pour ses exploits, il est aussi connu dans sa ville natale pour avoir perdu sa jambe droite… trois fois.

Inventrice de la littérature juive francophone

L’histoire et l’univers de la navigation sont loin d’être mare incognita pour Eugénie Foa, petite-fille d’armateurs bordelais par sa mère. Née en 1796 dans l’élite juive séfarade, Rébecca Eugénie Rodriguès-Henriques se marie en 1814 avec Joseph Foa, négociant marseillais, dont elle se séparera quelques années plus tard, non sans difficultés pour l’obtention de la garde des enfants.

Installée à Paris auprès de ses parents, Eugénie Foa côtoie les milieux saint-simoniens et féministes des années 1830-1840. Ecrire devient son métier, elle est l’une des premières, si ce n’est la première, autrices juives à vivre de sa plume et le premier écrivain juif francophone, Maurice Samuels, fait ainsi d’elle l’inventrice de la littérature juive francophone.

Journaliste, elle publie, parfois sous les pseudonymes Miss Maria Fitz-Clarens et Edmond de Fontanes, dans la Gazette de la jeunesse, le Journal des demoiselles, la Voix des femmes, la Chronique de Paris, le Siècle, le Journal des débats et le Journal des enfants notamment. Outre des contes historiques, elle propose notamment des Scènes de mœurs hébraïques, des articles politiques, scientifiques, sur la mode…

Pionnière et promotrice de la presse et de la littérature pour la jeunesse, Eugénie Foa fonde le Livre de la jeunesse (1843-1848) et réédite le Magasin des enfants de Mme Leprince de Beaumont.

Les premiers écrits de la romancière et novelliste, des romans à thèmes juifs, sont imprégnés du romantisme et de l’exotisme à la mode : le Kidouschim (1830, publié sous le nom d’Eugénie Foy), Philippe (1831), Rachel (1833), la Juive (1835). L’autrice dévoile, dans ces récits dénués de stéréotypes négatifs, les mœurs et traditions hébraïques inconnus du grand public majoritairement catholique. Elle y aborde les problèmes de juifs de France et les questions de l’assimilation et de l’exogamie. Aussi, d’aucuns la considèrent comme une théoricienne de l’identité juive dans la période post-émancipation. Ses héroïnes, lectrices ou écrivaines, sont en quête d’indépendance et n’hésitent pas à nouer des idylles avec des chrétiens sans pour autant renier leur foi.

Littérature et histoire entremêlées avec art

C’est à partir de 1837 que les contes historiques sont édités en recueil. La lecture de ces récits n’en est rien rébarbative. Bien au contraire. Entrecoupées de nombreux dialogues et fortes de personnages secondaires travaillés, ces histoires sont écrites dans un style enlevé, dynamique, qui suscite l’envie de connaître la suite du récit ; ce qui n’est pas sans rappeler la plume d’Alexandre Dumas, son contemporain. Ces deux auteurs, en effet, entremêlent avec art littérature et histoire, quitte à trahir cette dernière pour le plus grand plaisir de leurs lecteurs : instruire en amusant.

Les jeunes héros d’Eugénie Foa ne sont point dénués de défauts. Jacques Cartier est décrit comme un enfant boudeur, querelleur, jaloux de ses camarades de jeu qui, contrairement à lui, orphelin, ont leurs deux parents. Michiel de Ruyter, lui, est un enfant violent, fugueur, hostile à la seconde épouse de son père et au fils de celle-ci. Mais le premier plongera dans une mer en furie pour sauver la vie d’un père de famille et les regrets feront revenir le second au foyer et accepter sa nouvelle mère.

En 1841, Eugénie Foa rompt avec sa famille et quelques années plus tard, en 1846, jugeant le judaïsme trop paternaliste, elle se convertit au catholicisme.

Autrice prolifique, Eugénie Foa connaît le succès public de son vivant, particulièrement avec ses robinsonnades. Ses écrits sont pour certains réédités de nombreuses fois, et traduits en anglais, en allemand et en polonais. Elle est une des rares autrices présentes aux débuts de la Société des gens de lettres.

Engagée pour la défense des droits des femmes et des opprimés, Eugénie Foa prend fait et cause pour l’abolition de l’esclavage, l’éducation des filles, participe à l’Œuvre de bon secours en aide aux chômeuses et contribue à la création de l’Institut des femmes en faveur de la reconnaissance littéraire et de la rémunération des autrices. Son militantisme lui vaut d’être dédaigneusement qualifiée de «bas-bleu» après sa mort en 1852. Ses écrits sont régulièrement réédités jusqu’en 1909, puis elle sombre dans un relatif oubli entrecoupé de deux publications du Petit Robinson de Paris en 1935 et 1945.