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«L’affiche sur laquelle était inscrit “amour, sororité, musique“ était rouge de sang. Vanessa respirait difficilement, sentant l’adrénaline parcourir son corps par vagues. La fumée de la poudre lui piquait le nez […]. Sous le panneau, le corps tordu d’une policière, elle avait reçu une balle dans la tête. Le sang qui n’avait pas éclaboussé l’affiche s’écoulait de son crâne sur l’herbe. Quatre autres femmes gisaient autour, en un demi-cercle. Certaines bougeaient légèrement, d’autres criaient de douleur. Appelant leur mère, Dieu, leurs enfants.» Ainsi commence Féminicide (éditions Nouveau Monde) de Pascal Engman.
Cet ancien journaliste vit en Suède, où se déroule l’intrigue. L’histoire des violences faites aux femmes est généralement nourrie de témoignages, d’histoires vraies. Engman, lui, a décidé d’en faire une fiction. Une enquêtrice, Vanessa Frank, est chargée d’une affaire d’assassinat où tout porte à croire que l’ex-petit ami de la victime est le suspect principal. Mais l’enquête conduit vers une autre piste, un réseau d’hommes frustrés et misogynes qui se retrouvent sur le «darkweb» pour assouvir leurs désirs. Ils s’appellent les «Incels», constituent une catégorie bien à part de la société, composée de célibataires involontaires. Parce qu’ils n’osent pas, que les filles ne leur prêtent aucune attention. «Les ”Incels” sont le reflet d’un mal-être dans la société, nous a expliqué Pascal Engman depuis le Chili où il vit une partie de l’année, et qui est le pays d’origine de son père qui a fui la dictature Pinochet en 1973. Plus de 75 % des suicides sont commis par des hommes en Suède. Célibataires, hommes souffrant de solitude, beaucoup de jeunes vivant avec leurs parents. La Suède a le plus grand nombre d’“Incels” en Europe, mais ceux-ci existent partout dans le monde. Les études montrent que 90 % d’entre eux ont moins de trente ans. Il s’agit d’une population fixée sur son look. Ils se jugent affreux, incapables de séduire, usent de stéroïdes, de chirurgie plastique, se tapent sur la tête pour avoir une mâchoire plus proéminente. Ils communiquent beaucoup sur les réseaux et n’hésitent pas à se dire des choses comme “avec la tête que tu as, tu ferais mieux de te tuer”…» Le roman est truffé de passages qui leur donnent voix. Ainsi celui-ci : «Nous aussi, nous sommes des êtres humains. Nous voulons juste être aimés pour ce que nous sommes. Notre désespoir n’est pas dû au hasard […] Vous [les femmes, ndlr] nous harcelez, vous nous humiliez […]. Si vous écoutiez nos histoires, vous éprouveriez peut-être davantage de compassion pour notre situation, qui est malgré tout involontaire.»
Les féminicides, une priorité «secondaire» pour la police
Féminicide nous embarque aussi dans une salle de rédaction, celle du Kvälspressen, entre quotidien et tabloïd, très lu dans le pays. On y découvre Jasmina, qui enquête sur certains meurtres de femmes non résolus, elle qui «avait pu démontrer que les erreurs des enquêteurs de la police avaient eu pour conséquence que ces meurtres n’avaient jamais été élucidés». Voilà une des clés de cette fiction, qui constate que les féminicides ont longtemps constitué une priorité «secondaire» pour la police, et pas seulement en Suède.
«Je voulais que les lecteurs apprennent quelque chose de ce sujet lorsque j’ai écrit ce livre, poursuit Pascal Engman. Le mouvement Incel a été créé en 1994. Ces célibataires involontaires ne considèrent pas les femmes comme des êtres humains. Elles sont des objets ou des cibles. Ce thème a un énorme impact en Suède et j’ai été un des premiers à écrire sur le sujet. Une attaque terroriste a eu lieu en avril 2018 à Toronto, faisant dix morts dont la majorité de femmes. Les Incels vivent trop loin de la société pour pouvoir bénéficier de soins. Ils ne lui font pas confiance. Pourtant, certains sont insérés et détiennent des métiers dans des entreprises. Ils en profitent pour essayer de rendre la vie misérable aux femmes, au sein même de leur boîte.»