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Fières de lettres

George Eliot, une femme libre à l’époque victorienne

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, «Adam Bede», premier roman sous pseudo masculin d’une autrice britannique récemment redécouverte.
Portrait de George Eliot par François d’Albert-Durade, traducteur et portraitiste de la romancière. (BNF)
par Alina Cantau, Bibliothèque nationale de France
publié le 1er avril 2022 à 12h54

Peu connue en France, George Eliot, romancière de l’époque victorienne reste «un phénomène isolé qui n’aura pas de successeurs et encore moins de disciples», selon Emile Montégut, critique littéraire de son vivant. Fine observatrice des mœurs anglaises, la littérature est son moyen de rendre les gens meilleurs. Pari gagné à la lecture de l’intégralité de son œuvre. George Eliot a récemment été mise au goût du jour, grâce à Mona Ozouf et son magnifique l’Autre George : à la rencontre de George Eliot, aux émissions de France culture ou à son entrée récente dans la Pléiade. Autant d’opportunités pour (re)découvrir une ambitieuse production littéraire traversée par la quête incessante de soi-même.

Gallica, la collection numérique nationale de la Bibliothèque nationale de France et de ses partenaires, recèle une part importante des œuvres de George Eliot. La critique littéraire de l’époque, diffusée en ligne, est aussi un angle pertinent pour approcher toutes les dimensions de cette romancière.

De Mary à George ou le choix d’un pseudonyme libérateur

Miss Mary Ann Evans naît le 22 novembre 1819 – de quinze ans la cadette de George Sand – dans le comté de Warwickshire, région qui avait également vu naître Shakespeare près de trois siècles plus tôt. C’est dans le manoir Griff, perdu dans la campagne anglaise, que Mary Ann passe ses vingt premières années. La perte de sa mère, lorsqu’elle avait seize ans, l’a profondément marquée. Ses études, notamment à Nuneaton et à Coventry, révèlent chez la jeune fille une intelligence hors pair. Elle étudie avec une aisance déconcertante et se révèle également pianiste virtuose et prodigieuse traductrice. Dans sa correspondance privée, elle reconnaît l’influence de Rousseau et de George Sand sur son devenir intellectuel. Mais une rupture vient assombrir cette tranquillité : Mary Ann remet en question sa foi évangélique, pilier symbolique de la famille Evans. L’y ont conduite la fréquentation de quelques libres penseurs et l’imprégnation des idées des philosophes David Strauss et Ludwig Feuerbach, qu’elle traduit avec passion. Elle sera en disgrâce avec son père toute sa vie durant. Son chemin est sans retour possible.

Appréciée par John Chapman, éditeur de la Westminster Review, elle y travaille de 1851 à 1854. Elle fait ainsi la connaissance de Herbert Spencer, illustre philosophe, et du journaliste et écrivain George Henry Lewes. Malgré sa situation conjugale (il est marié avec des enfants), les deux George vont former un couple solide, uni dans un amour sans faille. Lewes joue un rôle déterminant dans les débuts d’écrivain de sa compagne. Il voit en elle la parfaite incarnation d’un génie. «Je continuerai à écrire d’après mes inspirations intérieures, à écrire ce que j’aime et ce que je crois», écrit Mary Ann dans sa correspondance. Son premier roman, Adam Bede, marque la naissance du nom de plume masculin de Mary Ann, gage de sa liberté : George Eliot. Beaucoup sont d’avis qu’il s’agit d’un clergyman, mais dès le début, Dickens devine, à la lecture des textes, qu’il s’agit là d’une femme. Les deux George s’installent ensemble, et ce n’est que la mort qui les séparera.

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Parcourant l’Europe avec George Lewes, Eliot travaille sans relâche. Ces voyages nourrissent son esprit et lui apportent un peu de vitalité. Elle est en effet régulièrement victime de pénibles crises de migraine. Elle souffre de se voir bannie, du fait de son union libre, par la société victorienne, trop soumise aux normes morales. Avec le temps, elle finit par être acceptée par cette société, la reine Victoria elle-même devenant une de ses lectrices assidues. Il en sera de même pour le cercle intellectuel – Charles Darwin, Thomas Henry Huxley, Paul Henry Emerson – qu’elle côtoie dans son domaine appelé The Priory, à Londres. Elle rencontre aussi Liszt et Wagner, les romanciers William Makepeace Thackeray et Harriet Beecher Stowe, avec laquelle elle entretient une touchante correspondance.

Mais son tant aimé George meurt prématurément, après vingt-quatre ans de vie commune. La douleur est inconsolable, seul le travail la maintient en vie. Un ami commun des deux George, l’éditeur John Walter Cross, a su divertir par des lectures et des passions partagées la romancière meurtrie. En mai 1880, elle devient son épouse légitime. Du fait de leur différence d’âge (Cross est de vingt ans son cadet), cet événement peu courant sera commenté par la critique. Hélas, elle meurt quelques mois après, d’une phtisie laryngée. Son époux rassemble soigneusement sa correspondance et son journal en trois gros volumes, plusieurs fois réédités depuis, mais non traduits en français.

Des débuts littéraires prometteurs à 40 ans

Revenons à son premier roman, Adam Bede, publié en 1859, deux ans après les trois nouvelles des Scènes de la vie cléricale, qui sont publiées sans nom d’auteur par l’éditeur John Blackwood. Adam Bede est diffusé l’année du quarantième anniversaire de George Eliot. Gallica nous met à disposition, entre autres, l’édition de 1892 dans l’excellente traduction d’Alexandre-François d’Albert-Durade. George Eliot lui manifeste, de sa propre main, sa reconnaissance. Seize mille exemplaires se vendent en un an, un exploit pour l’époque. Ce récit décrit comme roman réaliste dépasse les cadres des courants littéraires et «entraîne», d’après Emile Montégut, «une esthétique et une morale au complet, qui donne à ce système du réalisme la portée d’une philosophie sociale, presque d’une religion».

Sa première période littéraire reste le fruit des souvenirs et des émotions de sa jeunesse. George Eliot les retranscrit avec une «minutieuse exactitude, une sûreté de pinceau». Ce roman se passe dans le village imaginaire d’Hayslope aux douces ondulations des vallées boisées, parsemées de mauves du jardin et d’églantiers. Cette campagne, «un gigantesque bouquet champêtre», abrite une société presbytérienne composée d’une noblesse locale, de fermiers comme les Poyser, d’artisans ouvriers, des braves frères Bede et du pasteur. Sans dévoiler l’intrigue du roman, on est surpris par la puissance de l’amour du courageux et fidèle Adam Bede pour la ravissante et vaniteuse Hetty Sorrel. Mais Adam Bede a finalement droit au bonheur à travers un amour apaisé pour Dinah Morris, personnage inspiré par la tante de George Eliot, la méthodiste Elizabeth Evans, qu’elle avait admirée dans sa jeunesse.

L’art de décrire la grandeur cachée des vies ordinaires

Dans le personnage d’Adam Bede, robuste artisan, courageux et fidèle, George Eliot a dépeint son père Robert Evans, pour lequel elle nourrissait le plus grand respect. On peut retrouver également la figure du père dans la personne de Caleb Garth dans Middlemarch. De même, sa fille, Mary Garth peut apparaître comme la réplique féminine d’Adam Bede. George Eliot a aussi immortalisé sa mère, Christiana Pearson, dans l’image de Mrs. Poyser. Elle nous laisse une série d’aphorismes et de paroles de sagesse : «Si vous vous laissez arrêter par ce qui est absurde, vous n’irez pas loin dans cette vie», «ceux qui n’ont jamais eu de coussin ne s’aperçoivent pas qu’il leur manque», «moins on dit moins il y a à reprendre».

Après Adam Bede, la production littéraire d’Eliot est régulière. Aux détours des pages, l’héritage de Griff (manoir paternel) et de Nuneaton sont facilement identifiables, tout comme des personnes ayant réellement existé. L’attachant récit pastoral Le Moulin sur la Floss est sans doute son roman le plus autobiographique. George Eliot s’y dépeint dans l’insoumise et originale Maggie Tulliver, très liée à son frère Tom, qui n’est autre que l’effigie de son propre frère Isaac, avec lequel, hélas, le contact était rompu depuis que George Eliot vivait en union libre avec Lewes. Sa sœur Chrissy y trouve également une place, quoiqu’un peu effacée, dans le personnage de la cousine Lucy Deane. On découvre aussi le clan des Dodson, apparemment unis, donneurs de leçons, avec des descriptions aux détails savoureux, pleines de remarques désobligeantes à propos de la petite rebelle Maggie. Le Moulin sur la Floss décrit avec tendresse l’enfance, loin d’être un paradis insouciant. De cette première période littéraire, une place est aussi à réserver à Silas Marner, un bijou littéraire ancré dans l’Angleterre rurale sous le règne de George III. La petite Eppie, enfant miraculée, est envoyée pour donner sens à l’existence sans relief de Silas, vieux tisserand de Ravaloe.

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Du roman naturaliste au récit engagé

Les récits engagés, comme Felix Holt le Radical, Romola et plus tard Daniel Deronda dépassent l’émotion des premières années et démontrent l’immense érudition d’Eliot, forgée par ses lectures et ses rencontres. L’œuvre d’Eliot est également nourrie de ses nombreux voyages à travers l’Europe. Plusieurs séjours à Florence lui ont permis de rassembler une large documentation sur la Renaissance, qui devient le terreau fertile pour une restitution historique grandiose, Romola, qui se déroule à Florence à la fin du XVe siècle, où Savonarole, figure célèbre de l’époque, constitue l’un des principaux personnages du roman. Pour Serge Cottereau, ce récit «s’oriente vers l’allégorie : Romola ou la charité parfaite, Tito ou l’égoïsme pur, et entre les deux […] Savonarole, homo duplex».

Romola est suivi de Felix Holt le radical, personnage original, aux visions idéalistes. Ce roman est publié par son fidèle éditeur John Blackwood en 1866, dans une période de profondes transformations de la société anglaise (réforme électorale, début du chemin de fer, révolution industrielle). La vision d’Eliot transparaît dans le discours de Félix Holt, qui plaide pour une structure «organique», hiérarchique, de la société, ayant comme objectif premier le bien et la justice. Eliot étudie les thèses de John Stuart Mill et s’intéresse au discours politique et électoral, à la psychologie des masses. La qualification de «conservatrice du progrès» est judicieusement choisie par Mona Ozouf pour décrire les idées sociales et économiques d’Eliot.

Dans Daniel Deronda, son dernier roman, écrit de 1874 à 1876, George Eliot s’ouvre aux expériences sur un monde nouveau, racontant les mouvements politiques de l’époque. Roman sioniste avant la lettre, il n’a cessé de susciter des débats et reste un témoignage de l’engagement de George Eliot aux idées de son temps. Middlemarch reste la grande fresque d’Eliot, récit à plans narratifs multiples. La romancière parsème son récit de portraits et d’intrigues à visée universelle, dans une temporalité bien identifiée : «Quand George IV régnait encore dans les solitudes de Windsor.» Virginia Woolf considérait George Eliot comme une «figure mémorable, couverte d’éloges extravagants et fuyant sa célébrité» : «Quand nous nous rappelons tout ce qu’elle a osé, tout ce qu’elle a accompli, la façon dont, malgré tous les obstacles qui jouaient contre elle (le sexe, la santé, les conventions), elle a cherché toujours plus de savoir, toujours plus de liberté […] nous devons poser sur sa tombe toutes les brassées de lauriers et de roses que nous possédons.» Le regard de l’autrice d’Une chambre à soi sur George, est empreint de justesse et de clairvoyance.