Eric Reinhardt est terrifié de monter sur scène. Ce lundi 9 octobre, il participe à la première des rencontres du Goncourt des lycéens, c’est sa troisième fois mais il ne s’y fait toujours pas : «Ils peuvent être très directs, presque impudiques. Ça peut passer pour une intrusion aux yeux des adultes.» Des centaines de jeunes sortent du théâtre Edouard VII, dans le IXe arrondissement de Paris, et s’engouffrent dans les annexes, les auteurs les attendent pour des dédicaces. Une élève s’approche de l’écrivain en lice avec Sarah, Suzanne et l’écrivain (Gallimard), et l’interroge. Il exulte ensuite : «C’est génial ! Elle a compris quelque chose qui correspond intimement à ce que je voulais faire. Un adulte ne m’aurait jamais posé cette question.»
La foule des jeunes retourne s’asseoir face à quatre autres écrivains. Quinze auteurs de la première liste du Goncourt passeront sur les planches aujourd’hui. Le rythme est intense, chacun a moins d’un quart d’heure pour répondre aux élèves qui peut-être voteront pour eux. La journée avance sur des rails : des questions ont été concoctées en amont par les lycéens puis choisies par les organisateurs. Moins de spontanéité mais plus d’équité de temps de parole entre les écrivains, et certaines questions ont résonné dans le vieux théâtre.
«Pourquoi votre roman est-il d’entrée de jeu vulgaire ?» est-il demandé à Mokhtar Amoudi. «Il ne s’agit pas d’être vulgaire mais d’être vrai, de ne pas cacher les problèmes que je cherche justement à décrire», répond l’auteur des Conditions idéales (Gallimard), un premier roman de la rentrée très remarqué. Les rencontres s’enchaînent et les questions fusent au milieu des chuchotements et des rires étouffés. «Quelle est la signification de l’horodateur caravagesque ?», «Votre personnage est-il votre double ?», «Pensez-vous que votre livre aidera à changer la société ?»
L’intimité questionnée
Le spectre est large, mais quelques tendances se dégagent. Tous les auteurs sont priés de démêler la vérité de la fiction. La réponse du Québécois Kevin Lambert, sélectionné pour son troisième roman Que notre joie demeure (Le Nouvel Attila), se distingue : «Je n’écris pas sur des faits réels, j’écris sur la réalité.»
Souvent, timide ou indiscrète, une voix cachée dans les rangs vient chercher l’intimité des écrivains. «Auriez-vous publié ce livre lorsque vos parents étaient vivants ?» Oui, dit Laure Murat. Avant de pouvoir d’écrire Proust, roman familial (Robert Laffont), elle aura surtout dû «accumuler beaucoup de chagrins, sortir du placard». Toute sa famille coupe alors les ponts et «ce qui m’a sauvé c’était de dire cette vérité et de continuer dans cette vérité».
Un élève monte sur scène lire un extrait de Triste tigre. Son autrice, Neige Sinno (P.O.L), sera la prochaine à prendre la parole. Ce récit sur l’inceste qu’elle a subi n’est-il pas trop dur pour de jeunes lecteurs, s’enquiert le présentateur. Elle fait remarquer que plutôt qu’être craintifs, les lycéens ont fait le choix courageux d’un texte explicite. Dans la salle soudain suspendue à ses lèvres, elle est interrogée sur ses sentiments, sa guérison, sa famille. «Le but du livre n’est pas de se baigner dans le sordide», dit celle qui n’écrit pas pour «guérir» ou «se défouler».
«Certains n’avaient jamais lu un livre en entier»
A l’heure de la pause, les treize classes de lycéens venus de toute la France (Barentin, Charleville-Mézières, Gien, Montreuil, Paris, Poitiers, etc.), envahissent la place devant le théâtre. On respire un peu avant de retrouver les assises bourdonnantes. Des lycéennes se disent «impressionnées et admiratives devant les écrivains». L’une d’entre elles qui avait craint de les trouver «égocentriques, imbus d’eux-mêmes», les a trouvés ouverts et accessibles. Les voilà d’ailleurs qui continuent l’échange dans le hall. Kevin Lambert, quand il était collégien, raconte qu’il a aussi été membre d’un jury comparable, un moment décisif pour l’écrivain qu’il est devenu. Dorothée Janin (La Révolte des filles perdues, Albin Michel) a apprécié l’exercice : «Pas de laïus, pas d’automatismes. Et les questions ne se concentraient pas sur l’histoire, elles étaient vraiment littéraires. Les lycéens s’intéressaient à l’écriture et à notre démarche.»
Peu d’aspirants écrivains parmi la troupe assise sous les arches, la littérature ne fait pas rêver ou semble inaccessible. «Ça a l’air hyperdur, je sais pas comment ils font pour écrire 300 pages», entend-on. A côté, Xavier Fleury ne désespère pas. Le professeur de français au lycée professionnel Jean Guéhenno de Saint-Amand-Montrond veut «redonner le goût de la lecture qui ouvre un horizon d’imaginaire plus riche et fait dialoguer avec des voix nouvelles.» La participation au Goncourt des lycéens n’aura pas été trop difficile à mettre en place : «Certains n’avaient jamais lu un livre en entier. Mais je l’ai présenté comme un défi, j’ai fait des propositions qui étonnent, il y avait une grande liberté de choix. La livraison des cartons de livre a été un grand moment d’excitation.»