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Libération
Disparition

Hommage à Dorothy Allison par la traductrice et éditrice Noémie Grunenwald

Le cahier Livres de Libédossier
L’écrivaine américaine, autrice de «l’Histoire de Bone» et de «Trash», est morte le 6 novembre à 75 ans en Californie.
Dorothy Allison, en 1999. (Louis Monier/Bridgeman Images)
par Noémie Grunenwald, traductrice et éditrice
publié le 23 novembre 2024 à 6h50

Elle est morte le mercredi. Je lui avais écrit le lundi pour lui poser quelques questions sur des archives. C’était aussi un moyen de prendre discrètement de ses nouvelles, car elle m’avait semblé différente lors de nos derniers échanges quelques semaines auparavant. Lointaine. Brumeuse. Alors je m’étais inquiétée. Je lui ai posé quatre questions, juste quatre, pour ne pas trop l’embêter. Parmi ces quatre questions, deux étaient essentielles pour comprendre certains détails de son œuvre. Ça aurait évité de longues notes de bas de page pleines de suppositions. Mais maintenant je vais devoir les rédiger, ces notes.

Sans m’en rendre compte, j’ai découvert Dorothy Allison à l’adolescence, avec son roman l’Histoire de Bone, traduit par Michèle Valencia. Il traînait dans la chambre de mes parents. Ma maman secrétaire empruntait parfois des livres à l’épouse de son patron. Je ne savais pas encore que j’allais plus tard consacrer tant d’années de ma vie à cette autrice, à la traduire puis à l’éditer, mais déjà sa vérité m’était restée en travers de la gorge. Sur le moment, je n’ai pas vraiment compris ce qui nous liait, mais j’en ai gardé la marque pour toujours.

Romancière, essayiste, poétesse et raconteuse de vilaines histoires, Dorothy Allison a mis ses propres mots sur le viol, la classe sociale, l’inceste, la pauvreté, la sexualité lesbienne, le racisme ordinaire, le mouvement féministe, la famille biscornue, le Sud des Etats-Unis, l’amour des femmes et des scones au babeurre. Pour y parvenir, il lui a fallu plonger dans l’enchevêtrement de la haine et de l’amour, du sexe et de la violence, de la honte et du désir. Coriace, elle n’a jamais rien lâché.

Malgré la dimension autobiographique de son œuvre, Dorothy Allison refusait qu’on qualifie ses écrits de témoignages. Elle disait que les écrivaines minorisées sont trop souvent assignées au récit de soi et aux confessions. Que leur savoir-faire littéraire n’est que rarement reconnu, puisque le seul espace qui leur est laissé est celui de représentante de leur communauté opprimée. Texte après texte, elle a déployé son art en nous montrant que nous pouvions dire nos vérités sans pour autant répondre à ces attendus. Ce n’est pas un chemin facile, car alors peu de gens veulent entendre ce que nous avons à dire. Mais c’est en fissurant cet espace étouffant et en nous glissant dans les interstices étroits que nous pouvons trouver notre marge de manœuvre.

La nuit où j’ai appris son décès, j’ai d’abord passé mes dernières heures d’insomnie à encaisser la nouvelle, puis je me suis préparée pour une journée de travail éditorial avec une camarade plus âgée que moi, sur un texte d’une autrice plus âgée que nous deux. On me dit souvent que je travaille beaucoup, que j’enchaîne les publications, et la raison de tout ça est que je déteste rédiger des notes de bas de page. Alors j’essaie de travailler le plus possible, le plus vite possible, pour avoir le temps de recevoir des réponses à mes questions, pour avoir le temps de leur dire merci, pour avoir le temps de faire tout ce que je peux contre l’oubli. Alors il faudra lire les notes, s’il vous plaît. Je n’ai pas pu avoir de réponses cette fois-ci, je suis désolée, je n’ai que les questions.