Quel acteur ferait un bon Claude Schneider ? Le Carré des indigents de Hugues Pagan est si cinématographique (il est aussi scénariste, créateur notamment des séries Police District et Mafiosa) qu’on se pose vite la question. «Un bel homme au visage émacié, aux étranges yeux clairs, avec parfois une sorte de bref rictus au coin de la bouche qui paraissait conclure avec irritation une sorte de courte escarmouche avec soi-même», décrit Pagan. On élit Swann Arlaud. Cela dit, cela supposerait qu’il passe par un petit stage de préparation commando, avant d’endosser le trench de Schneider.
Aura d’animal froid
L’inspecteur principal, pianiste à ses heures, est avant tout un athlète, «une bête de course avec un semi-automatique 45 ACP sous l’aisselle gauche», silhouette affûtée aux déplacements félins, maître en arts martiaux – «le karaté présentait pour lui l’intérêt de se vider la tête, dans une succession ordonnée, inexorable, de postures et de gestes, d’avances et de reculs, ponctués de cris rauques censés exprimer l’énergie vitale, l’aboutissement et la fin d’attaques foudroyantes, une chorégraphie d’essence mortelle mais qui, au moins, ne faisait pas de victime». Si Schneider ne boit pas comme un trou, on pense tout de même aux totems du polar hard boiled (dur à cuire), les Philip Marlowe (de Raymond Chandler) ou Sam Spade (de Dashiell Hammett), pour la mélancolie et la solitude fondamentales.
L'épisode précédent de Jeudi polar
On est en 1973. L’inspecteur principal Claude Schneider est un inconsolable. Revenu dans «la Ville», d’où il vient, il est hanté par l’Algérie où il a combattu, ça lui a valu la légion d’honneur, et où il a perdu Miassa, égorgée par son propre frère. A un collègue qui lance, fataliste, à propos d’exactions françaises en Algérie, «C’était la guerre», Schneider renvoie : «La guerre ? Je ne crois pas […] Les guerres coloniales ne sont pas des guerres, ce sont tout au plus des opérations de basse police où les populations paient le prix fort. La dernière guerre qu’elle ait menée, la France l’a perdue face aux boches en juin 1940. Ensuite, l’Indochine n’a été qu’une opération de police, l’Algérie aussi, du reste.» Lui-même ex-flic, Pagan fait dire à Schneider que «la police est là pour défendre les intérêts de la classe dominante. Il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi». Dans «le Bunker» où il officie avec son groupe B, l’inspecteur a une aura d’animal froid, rétif à l’accolade comme à «l’héroïsme à cinq contre un». Schneider est un saturnien au regard d’étain, aux illusions et aux espoirs éteints.
Descriptions ciselées
L’affaire au cœur du livre apporte son lot de plomb : Betty Hoffmann, 15 ans, «une maigre gamine au visage de chaton», «yeux sombres et grands sourcils en ailes de mouette», disparue en plein après-midi alors qu’elle rentrait de la bibliothèque sur son Solex, est retrouvée assassinée sur un chemin de campagne. Celle qui voulait devenir institutrice a été percutée, violée, tuée d’un coup de bêche. Les femmes ne sont pas forcément fragiles, victimes ou innocentes autour de Schneider, certaines le protègent même, mais il garde en tête les mots du prêtre, à l’enterrement : «Trop souvent, Seigneur, nos sœurs et nos mères les femmes ont payé un trop lourd tribut à la folie et à la cruauté des hommes, à leur avidité. A leur sauvagerie.» Ou à leur inconscience, qui va définitivement priver Schneider de toute foi dans son destin.
Dans l’esprit comme le fond, le Carré des indigents est classique, old school, et ne carbure pas à l’adrénaline électrisante. Pagan excelle parfois trop en descriptions ciselées, notamment de son samouraï Schneider, personnage récurrent de ses romans. Mais il démontre une fois de plus sa faculté à installer et déployer un blues entêtant, en proximité du requiem. Elle suppose une sensibilité et une ferveur en certaines valeurs que n’auront jamais les simples faiseurs.