Au début Sagreda se réveille, endolorie, dans un lieu qu’elle ne connaît pas, apparemment une grotte. La sensation est physique : la dureté de la roche, la luminosité ambiante. Instanciations fait émerger son héroïne dans un décor paléolithique, comparable aux prémices de l’humanité. Le roman se compose de trois récits imbriqués, et rétrospectivement, cet éveil sous la pierre, enfermé dans un univers autarcique, apparaît comme celui d’une conscience. «Je m’appelle Sagreda, décida-t-elle. Et je ne me souviens pas d’où je viens», dit-elle à Guertelle qui lui conseille de se ménager. Celle-ci lui parle de ce qui est arrivé, de «la Catastrophe», «quand la gravité s’est mise à devenir latérale. Qu’elle a arrêté de nous tirer vers le centre de la Terre pour nous tirer vers l’est». Leur échange tourne alors autour des expériences de physique que tente Sagreda dans la découverte de ce monde modifié. Pour apprendre alors qu’il est totalement numérique. Le pitch de Guertelle n’était que du storytelling. «Tout est numérique : toi, moi, tout ce qui nous entoure», assène-t-elle finalement.

Dans Instanciations, le lecteur se trouve projeté dans un décor de jeux vidéo, du côté de personnages virtuels, partageant avec eux la crainte d’être littéralement supprimés. Est, celui où a atterri Sagreda est basé sur le mauvais roman d’un certain Guillaume Croupion. Elle et ceux qui y évoluent sont des «comps», pour composites, mélange de plusieurs personnalités scannées après leur mort, de fragments cousus ensembles pour en faire des marionnettes sans droits humains, obligées de simuler et de satisfaire le «client», le joueur. Un esclavage façon XXIe siècle.

La réalité virtuelle, l’existence sous forme digitale et ses limites, est au cœur de ces novellas («Figurants virtuels», «Triadique», «Instanciation»), écrites à plusieurs années d’intervalle par l’Australien Greg Egan, né à Perth en 1961, mathématicien de formation, dont le premier roman Isolation (1992, traduit en 2000 chez Denoël «Lunes d’encre») est réédité simultanément au Bélial. L’auteur de hard science s’empare toujours de problématiques majeures liées à la technologie et ses textes reposent souvent sur des connaissances en physique, en biologie et en informatique. Progresser avec Sagreda, c’est apprendre à regarder et à jouer des possibilités et des failles du monde qui l’entoure. Dans «Triadique», elle a quitté celui, rocheux, de «Figurants virtuels», elle a arpenté une quarantaine d’autres jeux avec son compagnon Mathil, bravant l’AsServeur, pour atterrir dans l’univers victorien et gothique de «Minuit sur Baker Street». Leur objectif : aller sur «Triadique» où se profile la liberté. La voilà dans la peau du Capitaine, un homme mûr et bedonnant à pipe, pour éviter d’être trucidée dans les coupe-gorge qui donne aux joueurs leur ration de globuline artificielle.

Cette exploration est sans doute la plus riche en descriptions et sensations fortes, la plus «réaliste», d’autant qu’elle se double d’une quête. Dans la troisième nouvelle, «Instanciation», l’existence de ces personnages conscients et non joueurs, qui se serrent les coudes, est en péril, ils doivent migrer ailleurs. Instanciations fascine par sa virtuosité narrative et les interrogations soulevées vues de l’envers du monde : qu’est-ce la réalité ? Qu’est-ce que l’identité humaine ? Qu’est-ce que la conscience ? Qu’est-ce que lutter ? «Ce monde dans lequel nous vivons, reprit-elle, et dix mille autres comme lui, ont été créés par autant de singes mécaniques qui mâchent des fruits pourris et en recrachant la pulpe. Mais que se passe-t-il quand une boule de marbre poli se glisse dans le baril de pommes infestées de vers, et casse la mâchoire de son singe ?»