Redécouverte en France en 1977 à l’occasion de la réédition par les éditions de la Tourbe de son roman fameux, Voyage en kaléidoscope, Irène Hillel-Erlanger reste une figure passionnante car fort mystérieuse… Quand bien même elle aura fréquenté – mais de manière fugace – le Paris des arts et des lettres à la grande époque du Bœuf sur le toit, d’Apollinaire, de Modigliani et de Picasso, au moment même où explosait Dada et, bientôt, la révolution de 1917.
Irène Hillel-Erlanger n’a eu là, au fond, que le sort commun réservé aux figures féminines dont l’histoire culturelle s’est débarrassée à peu de frais. Et il suffit de citer Claude Cahun (1894-1954), Marie de La Hire (1878-1925) ou Valentine de Saint-Point (1875-1953), pour constater qu’elle n’est pas la seule dans ce cas. Dans le cas d’Irène Hillel-Erlanger, deux phénomènes supplémentaires ont brouillé le jeu à son désavantage.
Le premier concerne sa disparition trop précoce, le 21 mars 1920, au cours de sa quarante-deuxième année. Une mort inattendue qui forgea la légende romantique d’une disparition mystérieuse… D’autant que la thématique ésotérique de son Voyages en kaléidoscope, trop ostensiblement occultiste pour être simplement dadaïste, était sans doute trop moderne pour séduire le grand public. Son plus grand succès est paradoxalement ce qui l’a reléguée dans un recoin de l’histoire littéraire.
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Son roman jouait avec une pointe de surréalisme et «d’air du temps». Quelques mois avant sa mort, il était paru chez l’éditeur parisien Georges Crès. Le récit imaginé par Irène Hillel-Erlanger met en présence Joël Joze et deux femmes contrastées dont l’une représente la Réalité, l’autre la Grâce. L’homme est l’inventeur d’un appareil spécial grâce auquel chacun découvre «le SENS CACHÉ de toutes choses». Et Le ressort narratif tient au fait que le héros se trouve partagé, lui, entre les deux femmes. D’un point de vue formel, le roman constitue la tentative curieuse d’être «à la page» en appliquant le cubisme au roman – et c’est aussi un roman à clés. Précisons d’abord que le roman n’est pas long et qu’il est typique de la recherche formelle de Dada. Il est par ailleurs destiné à des happy few, très certainement tiré à petit nombre d’exemplaires, peut-être même à compte d’auteur.
Vengeance ésotérique
Avait-elle trouvé avec la science des initiés un sujet à sa main ? Le caractère codé de son grand roman de 1919 captiva les amateurs d’hermétisme et justifia la réputation ésotérique du livre, notamment parce qu’elle y offrait un aperçu des rapports de la figure de l’ésotérisme français Eugène Canseliet (1899-1982) à son maître Fulcanelli. Le livre était par ailleurs mieux ficelé que ses tentatives poétiques ou romanesques antérieures signées du pseudonyme de Claude Lorrey.
Après la mort d’Irène Hillel-Erlanger, on raconta que Canseliet aurait cherché à faire disparaître le livre, traquant les exemplaires pour les détruire par le feu… Il était beaucoup plus plaisant d’imaginer qu’un livre sulfureux avait déchaîné contre lui les flammes d’une vengeance ésotérique.
Fulcanelli disait à propos de l’œuvre d’Irène Hillel qu’il était un «livre singulier dont la gangue baroque dissimule ou protège une dizaine de pages précieuses, constituant le témoignage que laisse traditionnellement tout Adepte au temps de sa métamorphose». Plus extraordinaire encore – mais peu vérifiable – Irène raconte comment elle a vu un énorme volume dont la couverture épaisse «de teinte bleuâtre sembla[i]t toujours humide et suintante».
Scénariste et salonnière
Partenaire et scénariste de Germaine Dulac, avec laquelle elle fonde la société de production cinématographique D.H. (1916), Irène Hillel-Erlanger, doit être considérée en outre comme l’une des premières artistes à avoir sciemment développé une cinégraphie de la page – en même temps que les constructivistes russes. Entre 1917 et sa mort en 1920, elle a en effet travaillé à la fois sur des poèmes visuels et sur les scénarios, et vraisemblablement les intertitres, des films de Dulac. Le célèbre critique de cinéma Louis Delluc fit à ce propos cette remarque : «Mme Hillel Erlanger raconte mieux que moi les Voyages en kaléidoscope et sait bien lire le cinéma» (Paris-Midi, 28 octobre 1919).
Alors qu’elle tient un salon huppé, Irène Hillel-Erlanger est proche des élites intellectuelles. Elle est notamment une intime de Valery Larbaud depuis 1912, de Paul Valéry, de Saint-John Perse, Anna de Noailles, Léon-Paul Fargue ou Raymond Roussel. A la fin de sa vie, elle intègre à son aréopage de jeunes surréalistes comme Aragon, Tzara, et même Jean Cocteau Sans oublier André Savoret, futur druide et alchimiste… – elle est peut-être aussi l’inspiratrice du Con d’Irène de Louis Aragon. On la vit encore fréquenter les thés très «select» du Cercle interallié, assister le 1er avril 1913 à l’inauguration du théâtre des Champs-Elysées en compagnie du musicien Paul Dukas, du peintre Maurice Denis et de l’Aga Khan…
Irène Hillel-Erlanger a laissé une œuvre enthousiasmante et originale qui peut rejoindre les meilleures pièces des jaillissantes formes nouvelles de Dada. Irène Hillel-Erlanger était une inspirée. Elle est aussi une inspiratrice.