Jachère parle de l’histoire d’un collectif et il est lui-même un cadeau collectif, une «cause commune» : ce dernier livre de Philippe Aigrain, informaticien, cofondateur de l’association la Quadrature du Net, disparu en juillet 2021 après un accident dans les Pyrénées, avait quasiment bouclé son manuscrit avant sa mort. L’énergie de la maison d’édition Publie.net qu’il dirigeait depuis 2016, de ses amis et des participants au financement participatif, ont permis son édition et sa publication. Un message posthume, et une fin d’ère pour la maison aux livres les plus soignés qui soient. Les magnifiques illustrations de Roxane Lecomte dans des camaïeux vifs (jaune, orange, vert), sur lesquelles les hommes et les robots se détachent en silhouettes sombres, accompagnent lumineusement ce récit d’anticipation philosophique. Après un premier roman Sœur(s), paru en 2020, Philippe Aigrain poursuivait un cheminement fictionnel sensible et de sens dans lequel, on le devine, il insufflait des engagements et des interrogations d’une vie. Jachère semble un théâtre d’ombres très réaliste, destiné à éprouver des idées et la foi en la nature humaine.
On plonge dans le témoignage d’un narrateur, «un des derniers à pouvoir parler de ceux qui ont tenté de bâtir un nouveau monde sur les ruines du monde d’avant». Sa phrase laisse finalement peu d’espoir sur ce qui va suivre. Et qu’est-ce qui a anéanti le «monde d’avant» ? On va comprendre sans surprise que les guerres et la pandémie en ont eu raison. Que de cet univers belliqueux, il est resté des robots programmés pour tuer tout ce qui bouge. Et des poches de survivants çà et là. Jachère suit en effet deux lignes de fuite : le rôle et le comportement des artefacts technologiques, et la stratégie de sept femmes et cinq hommes, douze Slovènes, pour survivre et faire société. Dans les profils des protagonistes, on compte quand même potentiellement un charpentier, une botaniste, deux éthologues, une anthropologue… Qu’importe finalement l’origine du désastre, que fait-on après ? Où construit-on nos cabanes ? Quand commence-t-on les semailles ? A-t-on suffisamment d’outils ? Comment et quoi cultiver ? Les douze ont tout de même un ordinateur avec une masse de données consultables pour interroger, par exemple, la méthode de permaculture… Un espace une fois biné, commence la cueillette de plantes, d’arbustes à baies (airelles, framboises, groseilles, sureaux, épines-vinettes, prunelliers, etc.), puis il y a l’ensemencement de riz, et la fabrication du tofu. Doit-on procréer ? Doit-on rester ensemble ou prospecter plus loin ? Autant d’interrogations qui ponctuent le quotidien tourné vers la subsistance, les relations interpersonnelles, mais pas seulement. Il y a les robots, curieusement pacifiques.
La scène des courbettes est d’anthologie : c’est Darja, au pouvoir de chamane, qui va s’approcher de l’un des robots et s’incliner à la japonaise. Lui l’enlace. Ceux qui avaient été programmés pour tuer vont devenir des auxiliaires précieux, notamment pour biner. «Je ne vois que deux origines possibles à l’émancipation des robots, dit le narrateur. Soit le rêve affiché par l’intelligence artificielle s’est réalisé et ils sont devenus capables d’une réflexion autonome et de choix éthiques. […] Soit il y a eu intervention d’une force extérieure.» Jachère en imagine une réponse. Au-delà des attendus survivalistes, de la question de l’intelligence artificielle, le roman interroge la lisière, la perméabilité des frontières entre humains et non-humains – par la liminarité «cet état d’être entre deux états». Marie Cosnay le souligne dans la postface, la conciliation entre le matérialisme et l’animisme questionnait aussi Philippe Aigrain, lecteur de Par-delà nature et culture de Philippe Descola.