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Libération
Lundi poésie

James Sacré, à travers chants

Une anthologie rend compte du parcours singulier du poète à travers six décennies de création.
James Sacré est né en Vendée en 1939. (Jeanne Roux/Effets Libération)
publié le 23 juin 2025 à 18h19

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En 1992, James Sacré «regarde un âne». Le quadrupède «passe avec une petite charrette à son cul, c’est pas beaucoup de bruit à cause des roues caoutchoutées ; et le pas d’un trot tellement léger.» Il observe le meneur de la bête vendre ses figues. Un poème vient au poète, et comme l’ânier avec ses fruits, son éditeur devra vendre cette production de mots. «Certainement qu’un jour je vais braire.»

En 2007, «on regarde ces ânes / dans leurs travaux divers», écrit le même. Il les voit s’élancer «parmi les genévriers de la rocaille». Le poème se déroule et les gens sont des «touristes» oublieux des souffrances des ouvriers comme de celle des anciens esclaves. Si en 1992, «braire» c’était jouer la séduction pour attirer le chaland, quinze ans plus tard le poète fait le choix des «âneries pour mal braire» – c’est le titre du recueil où figure ce poème.

Le travail des champs, la nature, la syntaxe gagnée par le parler populaire, l’insoumission et même l’allusion à l’Amérique : il y a beaucoup de James Sacré dans ces deux poèmes qui semblent se répondre. Ils figurent tous les deux dans la belle anthologie parue en poche aux éditions Unes, panorama de six décennies de création.

James Sacré est né à Saint-Hilaire des Loges, en Vendée, en 1939, «entre le mufle des vaches et le parfum des prairies» (Si peu de terre, tout, 2000). Ses parents sont agriculteurs. L’origine de sa vocation et du sillon qu’il a creusé, il la situe là. «Le monde était plein déjà des mots que j’ai trouvés plus tard dans le grand dictionnaire Larousse agricole (et dans la parole paysanne où je grandissais).» A l’issue de ses études de lettres (une thèse sur le sang dans la poésie maniériste), il s’installe aux Etats-Unis, en 1965 – qui est aussi la date du premier poème de l’anthologie. Il enseigne alors au Smith College, dans le Massachussetts, tout en entreprenant de nombreux voyages au Maghreb ou en Italie. Il vit de nouveau en France depuis 2001.

Sacré a beaucoup publié, dans son «français frotté à [son] patois natal», déployant au fil des livres une poésie du paysage, de la sensualité et de la mémoire. S’il fallait y trouver des cousinages, on pourrait citer Jaccottet pour l’attention portée à la nature loin des cartes postales (mais en moins précieux) et Jean Follain, aussi, par la modestie du ton et de la langue. Les titres de ses recueils sont éloquents : Figures qui bougent un peu, la Petite Herbe des mots, le Paysage est sans légende, Tissus mis par terre et dans le vent

Pour découvrir cette voix importante de la poésie d‘aujourd’hui, nous vous proposons de lire un poème récent (daté de 2022) qui, pour finir comme nous avons commencé, prend pour point de départ l’observation d’un équidé à grandes oreilles.

L’extrait

Le plus petit âne à Oujda

Ce plus petit âne à Oujda

Personne en voulait, puis quelqu’un

S’est pris d’amitié pour lui.

Immobile auprès d’un arbre court. L’endroit de son crottin

La poussière dans son poil doux. Tout à côté

Un ensemble de paillers longs, leur dos

Avec la fine couleur de terre séchée grise.

Une pente emmène où sont d’anciens bâtiments de la ferme

Puis la montagne, le pays

Continué par-delà une frontière. Trafic : si tu regardes bien

Peut-être que tu verras d’autres ânes passant

Par une oblique du paysage

Du Maroc en Algérie ou l’inverse, solitaires

Et qui ne savent pas l’activité de contrebande

Qui les tient marchant dans la routine apprise.

Le plus petit âne à Oujda, l’ampleur de l’espace

Où le monde a perdu sens.

James Sacré, Choix de poèmes, éditions Unes, 116 pages, 10,40 €