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Libé des auteur·es jeunesse

Je n’aime pas Poutine mais j’aime Maroussia

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Nul ne peut être réduit à un seul critère, ni un être ni une œuvre, affirme l’autrice de «Maroussia, celle qui sauva la forêt». Et boycotter la culture russe, c’est aller contre l’universalité de l’humanité.
Dessin issu du livre «Maroussia, celle qui sauva la forêt», de Carole Trébor, illustration Daniel Egnéus (éd. Little Urban). (Editions Little Urban)
par Carole Trébor
publié le 29 novembre 2022 à 19h00

Cet article est tiré du Libé spécial auteur·es jeunesse. Pour la quatrième année, Libération se met aux couleurs et textes de la jeunesse pour le Salon du livre de Montreuil qui ouvre ses portes le 30 novembre. Retrouvez tous les articles ici.

Il était une fois un conte pour enfants, Maroussia, celle qui sauva la forêt (Little Urban, 2021), un conte historique se déroulant en Sibérie au moment de la construction du Transsibérien, un conte écologique où une fillette se bat contre la destruction de son environnement, un conte fantastique où les esprits de la nature, les animaux et les êtres humains cohabitent en harmonie jusqu’au jour où…

Il était une fois, donc, un conte publié en 2021, subissant de plein fouet le boycott de la culture russe en France. Je n’aurais jamais imaginé que la sortie de cet album me plongerait au cœur d’une situation aussi déroutante. Ironie du sort, moi, qui ai consacré mon doctorat à la censure de l’art occidental en URSS, aux enjeux diplomatiques des liens culturels franco-soviétiques et à la complexité de l’autonomie des échanges artistiques, j’ai cette année le sentiment étrange de devenir l’un des sujets de ma propre thèse : je me retrouve victime d’une forme de rejet spontané de la culture russe, qui ne s’inscrit dans aucune politique officielle de censure. En effet, ni l’Etat français ni l’Union européenne n’ont à ce jour publié de décret à son encontre, ni même encouragé toute forme d’annulation.

Mon imaginaire n’a pas de nationalité

Pour autant, je me heurte depuis un an à des réactions absurdes, confuses, fondées sur la peur de «la vindicte populaire» : une libraire me confie avec dépit que des professeur·e·s d’école ne choisissent pas Maroussia… dans la liste d’ouvrages qu’elle propose parce que «le thème de la Russie est compliqué à aborder avec les classes» ; d’autres n’osent pas le promouvoir pour ne pas être «victimes de la virulence de leurs clients à l’encontre de la Russie» ; la lecture musicale de mon conte est reprogrammée «après la fin de la guerre», voire déprogrammée «au vu du contexte géopolitique» ; des municipalités maintiennent la représentation à condition d’annuler le mot «russe» et de le remplacer par le mot «slave» dans la communication ; plusieurs visiteurs du Salon de Paris reprochent vertement à mon éditeur de vendre un conte russe «dans le contexte actuel» ; certaines éditrices reconnaissent tristement qu’elles ne publieraient pas en ce moment un ouvrage se déroulant en Russie par crainte de l’échec commercial.

Voilà qui fait beaucoup en une seule année, pour un seul livre – un conte imprégné de folklore slave. Voilà qui fait beaucoup pour un conte que j’ai écrit en français, moi, qui suis française, européenne, humaine, d’origine ukrainienne par mon grand-père qui a grandi dans un shtetl juif et qui parlait cinq langues ; moi, qui ai appris le russe en 6e par pur plaisir de parler avec mes grands-parents ; et moi, que tant d’autres choses définissent : car nul ne peut ni ne doit être réduit à un seul critère. Ni un être ni une œuvre.

Alors en quoi le livre Maroussia, celle qui sauva la forêt est-il russe ? Parce que son héroïne l’est ? Mais ne serait-il pas aussi ukrainien puisque telle est l’une de mes origines ? Ou français ? Non, l’identité d’une œuvre ne saurait se réduire à une nationalité – celle de l’artiste qui l’a créée… Alors mon livre serait-il slave ? Puisque la Russie, l’Ukraine et les autres pays de l’Est de l’Europe ont en commun un socle ancestral, une même mythologie sur laquelle s’appuie mon récit…

Mon conte n’est que l’expression de ma pensée, de mon imaginaire et de ma connaissance de l’histoire russe et de la mythologie slave : il n’a pas de nationalité, et ne devrait pas avoir de besoin de passeport qui lui donnerait une légitimité ou le disgracierait. S’il est nécessaire de favoriser la diffusion des créations ukrainiennes en signe de solidarité envers ce peuple courageux, il est insensé de chercher à effacer la présence de la culture russe dans notre pays. Cela revient à nier que celle-ci fait partie de notre patrimoine européen depuis des siècles. Et les contes pour la jeunesse y tiennent une place importante : l’Oiseau de feu, Vassilissa-la-très-Belle, Baba Yaga – figure intemporelle de l’univers merveilleux enfantin – sont déjà traduits en France au début du XXe siècle… (1). Des générations d’enfants ont appris la musique avec Pierre et le Loup (2).

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Les Russes ne sont pas la politique du Kremlin

Heureusement, les sélections à des prix, les lectures et échanges autour de Maroussia… et de mes autres romans liés à la Russie sont maintenus par de nombreux médiateurs·trices du livre jeunesse. Et leurs rencontres sont très enrichissantes : le prisme de la fiction libère la parole des enfants et des adolescent·e·s, qui ont indéniablement besoin de parler de la Russie et de l’Ukraine, omniprésentes dans une actualité anxiogène. Leurs questions portent autant sur les personnages et la narration que sur les particularités des langues slaves, l’art, la vie quotidienne, la religion, la politique ou la diplomatie. Leur curiosité et leur spontanéité sont si précieuses pour moi que je note quelques fois leurs mots sur mon carnet : «Si vous êtes ukrainienne pourquoi vous aimez la langue russe ?» ; «Est-ce que tous les Russes sont racistes ?» ; «Pourquoi vous écrivez sur la Russie ?» ; «Est-ce que les esprits de la forêt peuvent éviter la guerre en Ukraine ?» ; «Je n’aime pas Poutine mais j’aime Maroussia.»

A travers cette dernière affirmation, un enfant m’exprimait un jour son soulagement : il avait pris conscience qu’il avait le droit d’aimer une héroïne russe malgré la guerre actuelle. Sa lecture du conte et notre discussion avaient élargi son horizon au-delà du contexte immédiat. Il avait compris ce que nombre d’entre nous semblent oublier aujourd’hui : la Russie n’est pas Vladimir Poutine, les Russes ne sont pas la politique du Kremlin, les œuvres évoquant la Russie ne sont pas de l’art de propagande. Cet ostracisme culturel est d’autant plus pervers qu’il risque d’exacerber le nationalisme d’une partie des Russes et de les souder autour de Poutine. Nous ne devons pas agir comme les dictateurs que nous dénonçons, ceux qui interdisent la diffusion de certains arts et réécrivent l’histoire au gré de leur nationalisme ou de leurs intérêts politiques. Nos choix doivent rester fondés sur le pluralisme et la liberté d’expression. Nous défendons une vision humaniste du monde, qui questionne notre pensée, l’éclaire ou la bouscule – contrairement au boycott de la culture russe, qui rétrécit notre appréhension de l’humanité au prisme de la nationalité et du présent, aussi tragique soit-il.

(1) Contes populaires russes, recueil de traductions, Fernand Nathan, 1913.

(2) Conte symphonique composé en 1936 par Sergueï Prokofiev, enregistré en français avec la voix de Gérard Philipe et l’Orchestre symphonique d’Etat d’URSS en 1956, le Chant du monde.