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«Il n’y a qu’avec du sang que je peux remplir une page», écrivait en juillet 2021 Jean d’Amérique, dans une tribune-cri rédigée après l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse qui plongeait encore un peu plus son pays dans le chaos. Le jeune auteur (26 ans à l’époque et déjà cinq livres au compteur), également poète et dramaturge, y disait ce que c’est que d’être de là-bas, l’identité de témoin permanent d’une terre qui se déchire, l’odeur de la mort piégée dans sa chair : «Etre haïtien, c’est naître dans le sang, grandir dans le sang – ou souvent ne pas avoir le temps de grandir – et finir dans une flaque de sang. Etre haïtien, c’est attendre sa balle. C’est attendre la balle qui vous dévorera le souffle, où que vous soyez dans le pays. Etre haïtien, c’est presser le pas vers l’au-delà.»
Il reste des pages à écrire et du sang dans lequel puiser. Jean d’Amérique, toujours prolifique, a signé depuis plusieurs pièces de théâtres remarquées. Et vient de publier Quelque pays parmi mes plaintes, son cinquième recueil chez Cheyne éditeur.
Les premières lignes résonnent comme en écho à In The Ghetto de Presley : c’est un enfant qui vient au monde, une autre bouche à nourrir, une naissance en violence. Dans cet acte I d’un livre séparé en trois, dédié à la «mémoire des émeutes de la faim en Haïti en 2008», ce sont les entrailles qui parlent («l’appel au secours du ventre», le «gribouillage de mes intestins»). La faim guette l’enfant, elle est tout autour, on a dit-il «la mort posée sur nos épaules».
La seconde partie, qui rend hommage au fleuve Artibonite, «où se sont soulagés des soldats onusiens, enfance d’une épidémie de choléra survenue en Haïti en automne 2010 et qui tua milliers d’Haïtiens», est pleine de désespoir et de colère. La troisième, intitulée «avancer malgré», amène la plainte ailleurs. Car dans «ce royaume de chair morte», «on résiste». A commencer par le poète qui pose les mots et les mélange pour tenter de créer du sens dans la tragédie intime qui est celle de son peuple. «Avancer malgré, jongler parmi mes chances de perte, frayer une ligne parmi corbillards et fleurs, tenir tête contre requiem et absences multiples, quotidien cortège d’une ville en partance vers le grand cimetière.» Une poésie pour dire qu’on peut mourir à l’infini et toujours renaître.
Jean d’Amérique, Quelque pays parmi mes plaintes, Cheyne éditeur, 72 pp., 18 euros.
L’extrait
ce pays, ah ce pays, terre de poètes, dit-on souvent par toutes les fenêtres pour conférer à son visage quelque grâce, sous l’aile arrogante de nos caresses une formule qui parfois bégaie : au-delà des pages, au-delà des lumières chaudes de notre rage de vivre, aucun symptôme pour nous diagnostiquer république contaminée à la poésie
ce pays, ah ce pays, terre de poètes, dit-on souvent, mais il n’y a pas de poème dans les couloirs du parlement, parlement de poches à remplir, il n’y a pas de poésie dans les plaies corrodant nos étreintes, il n’y a pas de poésie dans le protocole des ambassades qui pissent dans nos chambres, nos lèvres blanches devant la musique vide des gamelles n’honorent pas le poème, l’enfance sommée de miser sa chair contre le pain n’enfante aucune poésie, il n’y a de poésie possible ni dans les cordons de police, ni dans les mitrailleuses officielles qui trouent nos soleils, il n’y a pas de poésie possible dans le trésor public qui vit loin du peuple, nul poème nul trésor
parfois colère l’égide, grève ouvrière de notre valse, par les rues fleuries de lacrymogène nous voguons en quête d’un arôme digne de la mélodie-peuple, sous les cocktails de représailles nous descendons voir nos luttes se solder par des adieux, de nouvelles absences qui font l’affaire des grands journaux : «racaille échoue à dribbler cercueils»