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Jeanne Favret-Saada, anthropologue, a lu «M, l’Homme de la providence», d’Antonio Scurati

Librairie éphémèredossier
Chaque semaine, une lectrice ou un lecteur chronique un coup de cœur littéraire.
Benoît Mussolini (au centre) et le chancelier autrichien Kurt Schuschnigg (à gauche) en 1935, en Italie. (AUSTRIAN ARCHIVES (S)/APA-PictureDesk via AFP)
par Jeanne Favret-Saada, anthropologue
publié le 25 novembre 2021 à 23h22

En 2018, Antonio Scurati est, en Italie, un professeur de théorie littéraire et un auteur de fictions romanesques de bonne réputation. Au moment où les partis populistes remportent les élections législatives sur fond de réhabilitation de Mussolini, il publie le premier tome d’une énorme trilogie sur le «Duce», une narration non fictionnelle : M, l’Enfant du siècle, une chronique au jour le jour de la vie de Mussolini depuis la modeste fondation des Faisceaux en 1919, jusqu’au discours de janvier 1925, dans lequel, devenu président du Conseil, il assume devant l’Assemblée le scandale provoqué par l’assassinat du député socialiste Matteotti.

Ce livre connaît un immense succès d’édition en 2018, et il remporte le prix Strega en 2019. En 2020, Scurati sort le deuxième tome, M, l’Homme de la providence, qui porte sur les années de triomphe du fascisme, 1924-1932. Les éditions des Arènes les ont déjà traduits en français, le troisième tome n’est pas encore paru en Italie.

Groupuscule de bras cassés

La composition des volumes est identique : ils rapportent une tranche de la vie du dictateur dans une suite de chapitres titrés chacun par un nom propre et une date : le récit de l’événement du jour, suivi de documents d’archives attestant la véracité historique de la narration. L’auteur exploite les procédés du roman, notamment la variation perpétuelle des points de vue, afin de contraindre le lecteur à renoncer à ses préjugés politiques. Non, le Duce n’a pas été qu’un bouffon, un voyou, un monstre ou un idéologue d’extrême droite : Scurati le rend humain – c’est-à-dire reconnaissable par les antifascistes –, en déployant son discours intérieur et celui de ses compagnons sur des centaines de pages. Chacun comprend alors comment Mussolini a pu édifier un pouvoir absolu à partir d’un groupuscule de bras cassés (il y fallait aussi du génie politique, et l’aptitude à négocier avec plus fort que lui), et comment il a pu fasciner une génération d’Italiens, qui n’étaient pas tous, tant s’en faut, des fascistes.

A sa façon, cette trilogie parle de l’essence du politique : qu’est-ce que prendre le pouvoir, l’organiser, risquer de le perdre, le perdre vraiment ? Si elle ne renouvelle pas le genre du roman, elle en fait un instrument bienvenu – et fort plaisant – de la réflexion politique.

Antonio Scurati, M, l’enfant du siècle et M, l’homme de la providence, traduits de l’italien par Nathalie Bauer, les Arènes, 2020 et 2021, 860 pp. et 660 pp., 24,90 € chaque (ebook : 18,99 €).