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Libération
Beaux livres

«Jeanne par Jeanne Moreau», le tourbillon de l’écrit

Le cahier Livres de Libédossier
Autoportrait de l’actrice et chanteuse disparue en 2017 à travers des textes inédits, documents et photos.
Jeanne Moreau vers 1960. (Cecil Beaton/Archives Conde Nast)
publié le 8 décembre 2023 à 11h38

On sait que Jeanne Moreau écrivait des chansons (dont tous les morceaux de son quatrième album, Jeanne chante Jeanne, en 1970). Moins que l’actrice caressa toute sa vie durant le projet de publier une autobiographie. Son titre de travail était «Mon Livre». Elle commença à y penser sérieusement en 1975, l’année de la mort de son père et celle du tournage de Lumière, son premier film en tant que réalisatrice. Un contrat fut signé avec Grasset en 1976. Elle s’y attaqua en 1977, dans la foulée de son mariage surprise avec William Friedkin, après son déménagement à Los Angeles, à un moment où, installée dans une villa avec grilles électroniques, elle avait du temps à tuer. Le vent tourna, elle rentra vite à Paris, le divorce fut prononcé en 1979 – et l’ouvrage remis à plus tard, et plus tard encore à plus tard. Peut-être la brièveté des ritournelles convenait-elle davantage à cette girouette de génie, trop changeante et bigger than life pour se tenir tout entière dans un volume étriqué avec début, milieu et fin.

Le grand et beau livre Jeanne par Jeanne Moreau expose des fragments conservés par le fonds Jeanne Moreau pour le théâtre, le cinéma et l’enfance (constitué en 2017, après son décès). Il s’agit d’un recueil de textes inédits, de documents et de portraits photographiques qu’on peut apprécier en tentative d’autoportrait, enquête plusieurs fois reprise et abandonnée vouée à rester, fond et forme, un work in progress finalement ressemblant car lunatique et lacunaire. Pour l’occasion, les archives se donnent de l’allure : un «Abécédaire» d’abord, rédigé par Moreau elle-même, lequel ne va pas plus loin que la lettre «A» : «A» comme les absents dont le regard la suit, comme «ail» («un condiment qui m’est indispensable») ou comme l’Antigone d’Anouilh (émotion décisive de spectatrice, vécue en 1944 au théâtre de l’Atelier).

Suivent les confidences enregistrées au magnétophone en 1976 qui devaient servir de matière à «Mon Livre». Plutôt que de suivre benoîtement l’ordre chronologique, les courts récits répondent à une structure thématique («la nourriture», «la sexualité»…). Part belle est faite à l’enfance et aux jeunes années à la Comédie-Française (elle devint pensionnaire trois jours avant ses 20 ans, en 1948). En 1961, star établie, elle s’apprête à incarner Eva de Joseph Losey et rencontre Pierre Cardin pour les costumes : «Il m’a toujours plu d’imaginer un personnage que j’allais interpréter comme une voyageuse, avec ses bagages, dans lesquels il y avait des chaussures, les sacs, les gants, les bas, les chemises de nuit, les dessous, les tailleurs, les robes, les manteaux, les fourrures.»

Le dernier pan de l’ensemble, consacré à une partie de sa correspondance, lui sied à merveille. Il y a celles et ceux qui s’adressent à elle : Pedro Almodóvar («Parfois je vois tes films pour écouter ta voix, te voir marcher, sentir ta présence en général»), Agnès Varda («Par ce petit mot à en-tête frivole, je t’embrasse bien amicalement»), Jim (Harrison, «Votre poète»), Delphine (Seyrig, en préparation de Sois belle et tais-toi : «[…] je suis en train de demander du fric à l’INA pour finir mon truc en vidéo. Bons baisers du 3e arrondissement. Love»). Et il y a ceux auxquels elle s’adresse, deux hommes aimés : le premier à la fin des années 50, Roger Nimier (coscénariste d’Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle) ; le second Klaus Michael Grüber, metteur en scène allemand qui la dirigea dans le Récit de la servante Zerline de Hermann Broch, créé au théâtre des Bouffes du Nord en 1986.

La seule séquence avec Grüber aurait pu aurait pu faire l’objet d’une publication en soi tant elle cristallise la personnalité de l’actrice en ravivant ses couleurs. Elle approche des 60 ans, c’est une adolescente, elle est délicieuse. A 9 heures du matin, le 28 décembre : «J’ai ouvert grand les fenêtres et je me suis dit en riant, quelle tarte ! Ce mec ! Le mec c’est toi.» Sans date, mais peu après, une carte postale un peu kitsch, pailletée, dit «Meilleurs vœux» et montre un couple côte à côte sur un chemin. «Klaus Michael et Jeanne sur la route enneigée. Et puis ça brille et ça gratte quand on la touche. C’est ce que j’aime.» Elle redécouvre les plaisirs du corps et la pièce lui apparaît comme un sommet qu’elle n’attendait plus. La voilà à son meilleur, héroïne impétueuse et formidable épistolière : «Le feu me faisait peur. Sans doute n’ai-je jamais voulu tout donner. A toi je donne tout.» On l’entend parfaitement.

Jeanne par Jeanne Moreau, textes choisis et présentés par Jean-Claude Bonnet, préface de Rebecca Marder, Gallimard, 304 pp., 39 €.