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On s’est pris, pleine face, un direct du gauche («Le Congo est une planète / et ses cratères sont des charniers»). Suivi, quelques pages plus loin – ou alors était-ce l’inverse – d’un uppercut du droit («Il faut que je te raconte : c’est un massacre»). Boum : pas loin du KO en moins d’une minute. La boxeuse, équipées de gants contondants, derrière ce double coup ? Joëlle Sambi Nzeba, poétesse, slameuse, romancière, metteuse en scène, performeuse (liste non exhaustive), star belgo-congolaise (au même titre que Lisette Lombé), dont le premier recueil, Et vos corps seront caillasses, publié en France par les éditions de l’Arche dans la collection «Des écrits pour la parole» (Kae Tempest, Léonora Miano, Rébecca Chaillon) rend groggy.
Pour de bonnes raisons : usant du rythme – par la ponctuation, le flow, l’oralisation, la musique, le recours à d’autres idiomes du Continent, etc. –, l’autrice du Monde est gueule de chèvre (éd. Biliki) démontre son génie à décupler la puissance de feu des mots pour nous interpeller, nous secouer et faire résonner dans notre propre corps les multiples avatars de la violence immémoriale et de ses spectres (la domination hétéropatriarcale et coloniale) sur les corps minoritaires.
Car s’il y a bien un matériau que Joëlle Sambi saisit à bras-le-corps (pour mieux le plaquer au sol) c’est bien celui-ci. Cela fournit une poésie en vers libre, frénétique, pas volubile, pesée à la lettre près dans des formes longues hantées par la pensée d’Audre Lorde. Ainsi, chaque texte qu’il s’agisse d’un chant ou d’une adresse est un cri de résistance qui brise le silence général. Et on pourrait en dire de même de nombreux vers aux atours de maximes («Chaque cheveu crépu est l’étendard d’une victoire» ; «Les dents de lionne, ça laisse des traces» ; «Nous sommes ce que nous sommes : / Des petits êtres étroits qui pensons créer des mondes»). Et quand il n’est pas question d’identité, de discrimination, de déracinement, de mémoire ou de meurtrissure, de Bruxelles ou de Kinshasa, il est aussi question de désir, de fête et d’amours lesbiennes. Car que serait la lutte sans l’amour ?
Joëlle Sambi, Et vos corps seront caillasses, éd. de l’Arche, 112 pages, 15 €.
L’extrait
Caveau
Il y a celles et ceux que l’on ne protège pas.
Qu’on ne veut pas protéger.
Celles et ceux pour qui on ne donnera pas de la voix,
Pour qui on ne montera pas au créneau.
Celles et ceux que l’on maintient à dessein
Hors des remparts de la citoyenneté.
Sans filet, sans sécurité, sans plan B.
La marge n’est pas une posture,
Ce n’est pas un passe-temps.
La marge est ce territoire concret,
Un état qui nous habite, que l’on occupe
Avec plus ou moins de douleur
Ce lieu aux vents hurlants
Où chacun y va
De sa vomissure aux reflets bruns et jaunes,
De sa haine cyanure
Où chacun se gargarise l’égo
A grande rasade de sciure au fond du gosier.