D’abord, l’actualité immédiate : elle est ce week-end et jusqu’à lundi, avec une douzaine d’autrices et d’auteurs venus du Québec, l’une des invitées du festival Etonnants Voyageurs où elle participera à plusieurs rencontres et signatures. Si vous êtes à Saint-Malo ou dans les environs, allez-y : il est prévu qu’elle lise certains de ses textes, dont Kau Minuat. Une fois de plus, paru en France en septembre, chez Mémoire d’encrier comme tous ses livres. Elle a 77 ans, s’appelle Joséphine Bacon et son nom se tient au firmament des lettres québécoises sans qu’elle-même ne bombe le torse en aucune manière, se méfiant en général des courbettes et des grands mots. Elle est poète même si elle a «de la misère» à le formuler ainsi, par humilité peut-être, estimant être arrivée là trop fortuitement pour prétendre au titre (elle parle d’«accident») et qui plus est à l’âge où d’autres prennent leur retraite. De passage à Paris plus tôt cette semaine, l’occasion était belle de la rencontrer.
Sous notre bras et bientôt sur la table, quatre volumes minces, les siens, soit toute son œuvre (une pile sur laquelle il conviendrait d’ajouter une anthologie pour la jeunesse, Nin auass. Moi l’enfant, et un échange avec le poète José Acquelin, Nous sommes tous des sauvages). Qu’est-ce que cela fait de voir ici empilée, en quelques couvertures colorées, la somme du travail accompli ? Est-ce une fierté ? «Je suis fière surtout pour la nation innue, répond la dame tout sourire. Parce que c’est écrit dans les deux langues : dans ma langue, l’innu-aimun, et en français. Uiesh est traduit en anglais, Bâtons à message aussi. Il y en a un traduit en allemand. Les trois premiers vont l’être en italien, en turc…» Elle-même est traductrice de l’innu-aimun vers le français et du français vers l’innu-aimun. Les mots de sa poésie lui viennent presque toujours dans «la langue des nomades», celle de ces «vieux» dont elle a retranscrit au long cours l’oralité, mythes fondateurs, récits personnels, histoires de chasse (dans une première vie, en tant qu’interprète et documentariste). Il s’agit ensuite de les «adapter» en français, «[s]a deuxième langue», si bien que tous ses recueils sont bilingues et tiennent leur forme : page de droite, l’innu-aimun ; page de gauche, le français. Des poèmes courts et en miroir, avec «des mots simples», des «mots de tous les jours». «Tout le monde va les comprendre, tout le monde va savoir où je vais.»
«Devenue “poète par hasard”»
Un exemple, parmi les plus résonants, de cette poésie qu’il faut envisager prononcée à son rythme, dans Bâtons à message. Elle prend le livre, baisse les yeux, articule : «Je me suis faite belle/ pour qu’on remarque/ la moelle de mes os,/ survivante d’un récit/ qu’on ne raconte pas.» Puisqu’on lui pose la question, elle se souvient précisément du jour où elle a écrit ces lignes. Elle était avec deux poètes, Rita Mestokosho et Laure Morali, en train de dîner chez cette dernière. Il y avait sur la table une grande feuille disposée, de celles qu’on donne aux enfants pour gribouiller. La distraction consistait à laisser courir ses pensées sur le papier. A un moment, «c’est venu». «Ce qui est comique, c’est que le lendemain matin Laure Morali me téléphone et me dit : “Joséphine, tu as écrit un poème extraordinaire”. Je lui dis que non, que c’est très prétentieux : “Je me suis faite belle”…» Rétrospectivement, elle trouve «que c’est un beau poème, parce que notre histoire n’est pas toujours écrite». L’amie Morali collectera par la suite petit à petit d’autres bribes, sauvées par une Joséphine moyennement convaincue du fond de ses poches ou de ses cabas, vers notés sur des paquets de cigarettes, des vieilles factures, des enveloppes, des sous-verres… Les morceaux recueillis et agencés formèrent un recueil, le premier, accompagné d’une postface de Laure Morali : «Si Joséphine est devenue “poète par hasard”, décidément le hasard fait bien les choses…»
En ouverture de Uiesh. Quelque part, publié neuf ans plus tard, en 2018, cet autoportrait auquel on songera lorsqu’avec sa canne elle se lèvera pour aller se faire photographier l’allure gamine : «Je n’ai pas la démarche féline/ J’ai le dos des femmes ancêtres/ Les jambes arquées/ De celles qui ont portagé/ De celles qui accouchent/ En marchant.» Au jeu des préférences et dans le même recueil, cette autre page qu’il faut, là encore, aborder sans survol pour en mesurer la beauté : «Une autre nuit/ J’attends le sommeil/ Viendras-tu dans mon rêve/ Jouer le tambour/ Faire danser ma vie» (en innu-aimum, «faire danser ma vie» se dit, voyez ci-contre, «Nimiani nitinniunit»). Ce poème, comme peu ou prou tous ses textes, doit s’entendre en «hommage aux aînés, qui m’ont tant donné», à un moment où elle-même atteint à son tour l’âge des anciens.
Prête-plume des Premières Nations
Née en 1947, originaire de Pessamit, sur la côte nord du fleuve Saint-Laurent, et devenue au fil du temps porte-voix et prête-plume des Premières Nations, issue d’une communauté dont le gouvernement du Canada imaginait jusqu’à il y a encore quelques dizaines d’années qu’il fallait la «civiliser», Joséphine Bacon fut l’une des quelque 150 000 enfants autochtones enlevés à leur famille et envoyés dans des pensionnats religieux entre 1831 et 1996 – où l’on estime que 4 000 d’entre eux sont morts. Sur cette expérience, elle revient le moins possible, préférant mettre l’accent sur ce qu’elle a entrepris de recouvrer par la force de l’écoute. «J’ai vécu dans ce pensionnat de 5 ans à 19 ans, chaque année de septembre à la mi-juin. Tous ces mois-là, j’aurais dû être dans le Nutshimit [à l’intérieur des terres, ndlr]. Ils [les aînés] m’ont tout redonné, comme si j’avais récupéré ce que je n’ai pas appris pendant ces années où j’apprenais à lire et à écrire. En les enregistrant et en les traduisant, j’ai tout retrouvé finalement. Mais ce n’est pas encore assez.»
Un seul poème aborde de front le pensionnat dans son œuvre. On le trouve dans Un thé dans la toundra en 2013. Lisons-le : «Ce matin/ Il neige à gros flocons/ Je m’attarde à mon rêve/ Je suis au pensionnat.» Trois strophes plus bas : «Aujourd’hui est aujourd’hui/ J’enseigne mon identité/ Dans une salle de classe/ Je redeviens moi/ Dans un rire.» La lecture d’Une fois de plus nous amène au présent et s’achève par cette note : «Un encrier écrit ma mémoire». A bien y regarder, on trouve à ce dernier recueil une palette plus sombre qu’auparavant. Qu’en pense-t-elle ? Pour preuve, page 122 : «L’hiver m’inquiète.» Joséphine Bacon dit faire référence au changement climatique, ce qui est sans doute en partie vrai. «En innu, il y a au moins 200 mots pour parler de la neige, de l’hiver», ajoute-t-elle soudain rallumée. Sa saison préférée ? Pas facile, mais elle choisit l’automne pour les feuilles «arc-en-ciel».