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Polar

«Kalmann et la montagne endormie», pas si simplet

Suisse installé en Islande, Joachim B. Schmidt livre sa deuxième salve des aventures d’un jeune homme simple d’esprit, autoproclamé shérif, cette fois confronté à l’Amérique trumpiste et à la guerre froide. Entre fable fantaisiste et avertissement politique.
Joachim B. Schmidt est installé en Islande depuis 2007. (Leo Patrizi/Getty Images)
publié le 4 janvier 2025 à 12h12

Kalmann Óðinsson énumère, contrarié : «Attardé, idiot, gogol, infirme, imbécile, crétin, demeuré, débile, nigaud, abruti.» Il y a le choix, pour l’insulter – il a aussi droit à «handicapé», présentement proféré par un vieil Américain au regard de requin armé d’un Glock. Mais Kalmann va prouver qu’il a de la ressource. Qu’il mérite son autoproclamation de «shérif», d’ailleurs admise par son village de Raufarhöfn, où son chapeau de cow-boy fait partie du paysage. Il est même devenu une célébrité internationale après qu’on l’a vu aux informations parmi les envahisseurs du Capitole, juste avant que le FBI l’interpelle et le renvoie en Islande. C’est d’ailleurs une ravissante agente qui lui a appris que son grand-père chéri, qui s’était mis à parler russe juste avant sa mort, était un espion. Quoi ? Mais alors le vieil homme pourrait bien avoir été assassiné, dans sa maison de retraite, dit Noi, le grand ami de Kalmann. Ces deux-là ne se connaissent que par écrans interposés mais se comprennent cinq sur cinq. Noi excelle aussi en punchlines, du genre «Les relations familiales sont plus complexes qu’une chanson d’Eminem» ou «Je suis calme comme des couilles de pingouin». Toute cette affaire va finir en un énorme feu d’artifice sur une montagne où les Américains ont installé une station radar quand ils occupaient l’Islande – de 1941 à 1947, avant d’obtenir le droit d’y stationner des troupes dans le cadre de l’Otan et de finalement s’en retirer, en 2006. Pan ! comme dirait Kalmann, qui affectionne aussi «Correctomundo», expression empruntée à Happy Days. Kalmann adore les séries télé américaines.

Antihéros chasseur et pêcheur

Kezako ? Ce bazar est l’intrigue de la deuxième salve des aventures de ce personnage de doux dingue imaginé par Joachim B. Schmidt, auteur suisse (de langue allemande) parti vivre en Islande en 2007. La première, Kalmann, parue en 2023, avait tout de la divine surprise : un polar complètement atypique, mené à la première personne par cet antihéros chasseur et pêcheur, témoin malgré lui d’un meurtre. Entre épiphanie prodiguée par la nature et dédales de l’enquête sur fond de crise du secteur de la pêche avec guerre des quotas et fin d’une solidarité ancestrale, Schmidt réussissait à se démarquer alors même que la production de roman nordique abonde et n’a plus rien d’exotique.

Kalmann et la montagne endormie surprend moins, forcément. Car on connaît déjà Kalmann, son étrangeté poétisante, ses réflexions comme tombées de la lune mais souvent très pertinentes, ses angoisses, son intuition, sa dangerosité aussi. Il demeure que Joachim B. Schmidt fait toujours remarquablement corps avec lui. En le déterritorialisant, notamment. Schmidt l’envoie aux Etats-Unis pour y faire la connaissance, à plus de 30 ans, de son géniteur, qui était déjà marié et père de famille quand il a rencontré sa mère en Islande. Tout se passe fort bien à Mill Creek, vu par les yeux du candide : tout le monde est adorable, Kalmann est couvert d’amour et de cadeaux, et manier des armes avec son père et oncle Bucky lui plaît bien, tout comme préparer des bombes. C’est d’ailleurs avec grand plaisir qu’il part avec toute sa famille à Washington D.C. pour «écrire l’histoire», où il porte fièrement sa pancarte qui affiche le «Q» de QAnon, la mouvance conspirationniste d’extrême droite. L’ambiance est chouette, solidaire, un pseudo-Viking à casque en plastique le relève gentiment quand la foule manque de le piétiner. Mais soudain Kalmann perd son chapeau, et sa famille de vue. Eux sont entrés dans le Capitole. C’est la panique, le voilà statufié, incapable de réagir, et c’est à ce moment que surgit le FBI.

Islande, Etats-Unis, politique, géopolitique, radicalisation, famille, deuil, double vie, mensonges, amour, amitié, Covid, pollution, place du handicap dans la société… Joachim B. Schmidt brasse beaucoup, parfois trop. Mais son écriture est agile, lumineuse, et Kalmann et la montagne endormie prouve, s’il le fallait, combien le roman noir est protéiforme.

Kalmann et la montagne endormie de Joachim B. Schmidt, traduit de l’allemand (Suisse) par Barbara Fontaine, Gallimard-La Noire, 320 pp, 22€.