Menu
Libération
Fières de lettres

La comtesse de Ségur, une plume contre le martinet

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, Sophie de Rostopchine, comtesse de Ségur, qui fut pionnière dans la dénonciation de la maltraitance infantile.
Portrait d'une femme qui serait la comtesse de Ségur, Adolphe Dallemagne, Atelier Nadar. (BNF Gallica)
par Sophie Bertrand, Bibliothèque nationale de France
publié le 18 avril 2024 à 10h35

Les œuvres de la comtesse de Ségur sont une lecture incontournable de l’enfance. Certains persistent à qualifier ses livres comme ayant «quelque chose de sacré, de charmant, de suranné, comme nos jeunes ans». Mais, ce constat fait fi de la dimension dénonciatrice de ces histoires où les enfants sont souvent brutalisés par des adultes.

La fille de l’incendiaire de Moscou

L’enfance russe de Sophie de Rostopchine est marquée par la scène d’un incendie provoqué par son père et l’exil forcé qui s’ensuit. De quoi forger un caractère bien trempé pour celle qui rédigea à l’automne de sa vie la trilogie des aventures d’une petite fille portant le même prénom (les Malheurs de Sophie, les Petites filles modèles, les Vacances). Née le 1er août 1799 à Saint-Pétersbourg, Sofia Fiodorovna Rostoptchina est issue d’une famille de la noblesse russe qui serait descendante de l’invincible Gengis Khan. L’héritage légendaire qu’elle porte s’incarne aussi dans la figure paternelle qui fut confrontée à l’invasion napoléonienne en tant que gouverneur de Moscou. En 1812, sa stratégie défensive fut pour le moins radicale puisqu’il décida de faire brûler la ville. Il fit libérer les prisonniers des geôles moscovites et les utilisa comme mercenaires pour incendier la cité russe. Ce fut certes efficace pour pousser l’empereur français à battre en retraite. Mais les conséquences désastreuses pour la ville moscovite d’un tel incendie entraînèrent la disgrâce du père de Sophie qui commença un long exil en Europe avec sa famille pour s’installer en France. Cet homme au tempérament sanguin et impulsif se retrouve dans le personnage du Général Dourakine qui bien que littéralement nigaud (dourak signifie «idiot» en russe) n’en a pas moins une certaine générosité de cœur.

Lire «les Malheurs de Sophie» sur Gallica :

Enfance désobéissante et élitiste

La Russie du servage et du knout est empreinte de violence à laquelle fait face la fillette dans le domaine familial de Voronovo. A cela s’ajoute l’éducation stricte et punitive de sa mère, la comtesse Catherine Protassova qui, au grand regret de son époux, décide d’abandonner la religion orthodoxe au profit du catholicisme. Cadette d’une fratrie de trois enfants dont deux garçons, Sophie, qui se convertit comme sa mère, subit des privations et des châtiments corporels afin de corriger un comportement jugé impertinent et désobéissant. La petite fille reçoit aussi un enseignement élitiste qui la rend non seulement parfaitement francophone mais aussi polyglotte. Le goût pour les lettres est déjà là et son père ne manque pas de remarquer non sans moquerie la manie de sa fille d’inventer des histoires. De cette enfance en demi-teinte, les Malheurs de Sophie reprennent beaucoup de scènes autobiographiques avec parfois un humour qui peine à amoindrir la réalité dramatique d’une enfance malmenée : «Sophie eut beau crier, demander grâce, elle reçut le fouet de la bonne manière.»

L’exil parisien permet à la jeune fille de 19 ans de rencontrer son mari, Eugène Ségur, petit-fils d’ambassadeur français en Russie. Si les premières années de noces sont heureuses, le caractère volage de son époux en fait rapidement une femme abandonnée et tout acquise aux joies de la maternité. Elle met au monde huit enfants et a plusieurs petits-enfants. Veuve à 67 ans, elle rejoint l’association pieuse et laïque du tiers-ordre franciscain sous le nom de Marie-Françoise et meurt à Paris entourée de sa famille. Elle écrit plusieurs œuvres ayant trait à la religion comme le Livre de messe des petits enfants ou Evangile d’une grand-mère voués à un succès moins pérenne et retentissant que ses livres de littérature jeunesse.

Résilience et contrepoints aux marâtres

La véritable vocation de la comtesse de Ségur, aussi tardive soit-elle, est bien celle de l’écriture. Elle publie pour la première fois en 1856, à plus de 55 ans. Comme le fera J.R.R. Tolkien en grand-père attentif et aimant, la comtesse de Ségur raconte des histoires pour les siens et non pour embrasser une carrière d’autrice. La légende raconte qu’à la lecture informelle d’un de ses récits lors d’une soirée au château Les Nouettes, un ami de son époux, Louis Veuillot, s’exclama : «Publiez cela.» Il suggère alors à Louis Hachette d’éditer les Nouveaux Contes de fées. Ce dernier en fait très vite une autrice phare pour la collection de récréation de la Bibliothèque rose illustrée, disponible dans toutes les gares.

Le succès de l’œuvre de la comtesse de Ségur réside certes dans les scènes cocasses qu’elle imagine et la morale salvatrice qui clôt toujours ses histoires. Mais ne nous méprenons pas, la plume de la comtesse est résiliente : face à de méchantes figures maternelles, que ce soit sa mère ou sa belle-mère aussi intrusive qu’autoritaire, Sophie de Rostopchine s’est appropriée le passé fait de sévices et d’humiliations en imaginant non seulement des enfants libres et impertinents (Un Bon petit diable, François le bossu, etc.), des ânes bâtés pleins d’esprit (les Mémoires d’un âne) mais aussi des femmes bienveillantes et mesurées (Mme de Fleurville par exemple). Autant de contrepoints des marâtres et de pieds de nez définitifs à une toxicité qu’il est bon de bannir. Le fouet ne fait décidément pas le poids face à cette plume-là.