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Libération
Premier chapitre de «les Filles de Monroe» d'Antoine Volodine

«La fille ne pensait peut-être pas en permanence, mais elle agissait»

Chaque week-end, les premières pages d’un roman de la rentrée.
par Antoine Volodine
publié le 14 août 2021 à 1h51

Quelque chose est en train de changer avec l’œuvre de Volodine. Pas l’œuvre elle-même, ni l’écrivain, souverain, qui continue d’explorer le monde qu’il a inventé et baptisé du nom de post-exotisme. C’est notre époque, soudain, qui est en phase avec la fiction, avec cet univers confiné noyé de pluie, où un régime de surveillance impose sa dictature. Le Parti, ce qu’il en reste, règne sur l’hôpital psychiatrique à quoi la ville est réduite. Littéralement, il s’agit de vivre avec nos morts. Les morts bougent encore, ils circulent, ils reviennent. Nul n’est assuré de conserver sa place, tout est déstabilisé, jusque dans la narration. Prenez ce type, Breton. Il entretient une étrange relation avec celui qui dit «je». En fait, il s’agit du même personnage. Monroe, un dissident mort, envoie des émissaires féminins. Elles sont équipées pour entrer en contact avec les vivants, mais un accident est vite arrivé. La communication n’est pas toujours ce qu’elle doit être. (Claire Devarrieux)

.1.

La fille resta suspendue un instant à la corniche qui courait le long du troisième étage, puis elle tomba et disparut dans l’obscurité luisante de la rue Dellwo. Elle s’appelait Rausch. Rebecca Rausch. Trente ans plus tôt, je l’avais follement aimée. Et ensuite, elle était morte.

Après la brève traînée noire de cette chute, il n’y eut aucun changement au cœur de la nuit. L’image sans couleur était très nette mais il ne s’y passait rien. Il avait plu. Des gouttes froides se rassemblaient sous les fils électriques qui reliaient les maisons et, avec régularité, elles se détachaient pour s’écraser beaucoup plus bas, sur les pavés ou sur les flaques, après un bref scintillement et, sans doute, une note cristalline. C’était une image fixe, mais rien n’empêchait d’y superposer une discrète bande sonore. Des tintements espacés d’après la pluie. En dehors de cela, aucun bruit ne donnait vie au décor. Deux lampadaires sur trois étaient éteints. Pas une seule lumière ne brillait derrière les fenêtres. Au milieu de la chaussée, les rails du tramway paraissaient en piteux état, émergés ou noyés selon les creux et les bosses du sol.

La fille était toujours là, en chien de fusil sur le pavé.

Au bout de cinq minutes, elle remua.

Elle avait sur elle tout un attirail militaire, un sac ventral, une carabine à canon scié, un poste de radio, et elle avait mis fin à son immobilité. Si quelqu’un s’était trouvé à proximité, il aurait pensé qu’elle ressemblait à un très gros et très vilain scarabée en train de barboter dans la graisse boueuse de la nuit. Mais personne ne la regardait et, quand elle se fut mise à genoux pour commencer à ramper, elle frissonna, à la fois de douleur, de froid et de solitude.

– Putain ! marmonna-t-elle. Que j’aurais bien pu me casser une patte !

Comme bon nombre d’entre nous, elle appartenait à une espèce intelligente, du moins à une espèce suffisamment intelligente pour réfléchir à voix haute. Sur notre activité intellectuelle dans les moments où nous ne bougonnons pas, où rien ne sort d’entre nos lèvres, vétérinaires et thanatologues se disputent. Ces querelles sont d’un autre âge. En réalité, ni le langage ni la pensée ne sont nécessaires pour vivre ou pour survivre. La fille ne pensait peut-être pas en permanence, mais elle agissait.

Et donc déjà elle s’était éloignée de l’endroit où elle avait atterri. La distance n’était pas très importante. Elle se comptait en mètres. Quatre, cinq mètres peut être. Ensuite, six. La fille allait sur le trottoir, au bas des façades obscures, à moitié dressée, à moitié couchée, frôlant le mur. Les mares d’eau noire ne l’arrêtaient pas et toutes les extrémités de ses membres étaient à présent mouillées. Les clapotis et les ruissellements n’avaient pas cessé autour d’elle. De plus en plus elle se fondait dans le paysage. Bientôt elle pénétra dans une zone d’ombre si épaisse que plus aucun mouvement n’y fut perceptible.

Les gouttes glacées s’abattaient de temps en temps sur le pavé. Elles traçaient une ligne d’argent extrêmement fine et éphémère puis elles éclataient et rejoignaient le néant.

Les rails émergés brillaient sous les rares lampes en activité.

Les façades grisaillaient, inanimées.

Au bas des murs, il y avait des flaques.

Et maintenant, dans l’image de la rue, c’était tout.

.2.

Et encore une fois l’image. La fille resta suspendue au niveau du troisième étage, entre ciel et terre. Elle avait un nom. Rausch. Rebecca Rausch.

Plutôt qu’à une fille, elle ressemblait à une masse ovale, déséquilibrée et noire. Elle était plaquée contre la façade dans une position acrobatique. Elle s’accrochait à un relief de façade qu’on ne distinguait pas bien, en raison de la distance et de l’obscurité, et, visiblement, c’était sa seule prise. En tout cas, elle tenait bon. Elle devait avoir une poigne formidable car, outre le poids de son corps, il lui fallait aussi supporter un barda militaire de fantassin ou de commando, avec, en prime, un poste émetteur de campagne. Elle se tenait au-dessus du vide, immobile, maigrement mise en évidence par la lueur du lampadaire le plus proche, situé à cent mètres et dont la lampe manquait de puissance. Autour d’elle, les fenêtres absorbaient les reflets, comme si leurs vitres avaient été remplacées par des dalles de charbon.

Puis elle dévissa, fila vers le bas comme une grosse pierre sombre, sans faire le moindre mouvement pour se rattraper et sans bruit.

Pendant un long moment, elle sembla ne plus être nulle part. L’image n’était plus troublée que par les gargouillis et par les notes argentines qui suivent une averse. La rue ressemblait à un cañon rectiligne, suffisamment large pour être veiné par une double voie de tramway, un chemin de fer où aucune voiture n’avait grincé ni bringuebalé depuis une ou deux générations, et, en tout cas, depuis le début de la nuit.

Rien ne brillait derrière les murs. Les maisons exhibaient des ouvertures noires et sans vie, parfois cachées par des jalousies aux lames qu’on devinait alourdies de crasse. Des brassées de fils électriques reliaient anarchiquement les bâtiments. Elles évoquaient des passerelles de lianes ou des réseaux tissés par des araignées géantes. Il était impossible de savoir si de l’énergie courait dans les câbles. L’eau de l’atmosphère saturée se rassemblait au bas des courbes et gouttait sans discontinuer dans les flaques, sur les trottoirs effrayants de solitude et de noirceur ou entre les rails à moitié engloutis.

Pendant un nombre indistinct de minutes, disons cinq, la musique de l’après pluie forma le seul fond sonore. Puis la fille sur le trottoir sortit de sa catatonie. Elle-même aurait été incapable de dire si cette immobilité avait été due à un évanouissement, ou à une période normale de sommeil et de récupération physique, ou à un choc émotionnel.

Du reste, à peu près comme nous tous, elle se rattachait à une espèce qui parlait peu, et uniquement dans les brefs instants où quelque chose lui passait par la tête.

- Putain ! s’exclama-t-elle à mi-voix.

Elle se mit à crapahuter le long d’un mur. Une mare de pluie s’était accumulée et elle la traversa pesamment, lentement. Elle repoussait l’eau devant elle comme si elle lavait le trottoir à la wassingue.

- Putain ! reprit-elle. Je viens de naître, la nuit elle fait que commencer, et déjà que j’ai les pattes gelées !

.3.

Ensuite, plus rien n’advint, sinon quelques frémissements d’eau noire. La rue n’était guère moins figée que sur une photographie. On distinguait des portions de rails entre les flaques, un brouillard qui stagnait autour du réverbère, loin de l’endroit où Rausch avait perdu l’équilibre. Pas une seule fenêtre ne s’était, fut ce très fugitivement, éclairée. Aucune bougie, aucune lampe de chevet, aucune lanterne. L’obscurité des maisons suggérait une absence de vie catas trophique. Ou la prédominance de formes d’existence trop liées à l’au-delà pour éprouver le besoin de lumière, aussi ténue fût-elle.

Après une demi-heure d’observation, l’odeur de la rue arriva dans la chambre. Elle rappelait celle des mouroirs.

Je fis un signe à Breton. Il regarda la rue à son tour, renifla et n’émit aucun commentaire.

- La fille est tombée, dis-je.

- Je sais, dit Breton.

- Elle a quitté l’espace noir, dis-je.

- Elle a réussi, confirma Breton. Elle est née.

- C’était Rausch, dis-je.

- Elle ou une autre, nuança Breton.

Dans le ravin lugubre à quoi ressemblait la rue Dellwo, la pluie avait cessé. L’eau glissait le long des câbles qui allaient et venaient sans logique entre les maisons, elle dégoulinait depuis les toits et elle rythmait la nuit, mais, à l’exception de ces multiples et parfois mélodieux flic-floc, il n’y avait rien de particulier.

Puis, au fond de l’obscurité humide, dans un angle, la fille réapparut. C’était Rausch, il n’y avait aucun doute. On voyait surtout ce qu’elle portait sur le dos, du matériel militaire et des sacs qui encombraient sa silhouette et lui donnaient une apparence de bête difforme, mal réveillée, en lambeaux. Elle s’étira pour vérifier l’un après l’autre l’état de ses membres, puis elle eut un frisson ou un spasme et presque aussitôt elle se remit en marche. Il n’était pas facile de suivre son déplacement tant il se produisait loin et au cœur du noir. Elle allait sans presse, droit devant elle, apparemment indifférente à l’eau des flaques qui lui trempait les articulations et les extrémités.

- Elle va avoir du mal à s’intégrer, fis-je remarquer.

- Je suppose qu’elle va rester cachée un moment, dit Breton.

- Cachée ou pas, elle va avoir du mal, soupirai-je.

Alors qu’elle venait de marquer une pause dans sa reptation, la fille prononça quelques mots. Puis elle s’ébranla de nouveau vers l’avant et, l’instant d’après, elle entra dans une zone très sombre dont elle ne ressortit plus.

- Qu’est-ce qu’elle a dit ? demanda Breton.

- Je sais pas, dis-je. Ça s’est perdu dans le noir.

.4.

Breton, au fil des années, s’était affaissé, et, alors que dans sa jeunesse il avait des apparences de sportif, et même les compétences musculaires qui vont avec, il aurait pu à présent passer inaperçu au milieu d’un groupe de septuagénaires menés à l’abattoir. Il tourna vers moi son visage desséché et jaune, sa physionomie de momie. Il se tenait près de la porte mais il n’avançait pas encore la main vers la poignée. Je haussai les sourcils et lui demandai muettement ce qu’il avait l’intention de faire. Sans desserrer les lèvres, il me montra son paquet de cigarettes, s’enroula une écharpe autour du cou et sortit.

J’en profitai pour aller boire un verre d’eau dans le coin toilettes. La chambre ressemblait à une chambre d’hôtel minable, avec un lit sans literie, à sommier de bois, conçu pour accueillir des dépouilles n’ayant aucune exigence de confort. Outre cette couchette particulièrement étroite, il y avait deux chaises, un coin penderie vide et une petite table basse sur laquelle nous avions installé un échiquier. Breton avait les noirs et il était en train de perdre. Il y avait aussi une table de nuit. Nous l’avions éloignée du lit. Nous posions dessus nos appareils d’observation quand nous ne nous en servions pas.

Antoine Volodine, les Filles de Monroe, Seuil «Fiction & Cie», 286 pp., 19,50€ En librairie le 19 août.

La semaine prochaine, «Madame Hayat» d’Ahmet Altan