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Mardi SF

«L’Art du vertige», Serge Lehman après l’abîme

Science-Fiction dossier
Retrouvez chaque mardi une chronique, une interview ou un portrait lié à un texte de science-fiction qui fait l’actualité. Aujourd’hui, un recueil d’essais d’un des grands artisans d’une redéfinition de la science-fiction.
Serge Lehman. (Chloe Vollmer-Lo)
publié le 25 octobre 2023 à 12h18

Serge Lehman, dont on disait qu’il était un des plus prometteurs auteurs de sa génération, n’écrit plus de fiction littéraire depuis vingt ans, à part en bande dessinée. Il a continué un peu avec une «poignée» de nouvelles, et surtout publié des anthologies qui comptent. Elles ont contribué à renverser une vision fausse de l’histoire de la science-fiction, soi-disant développée aux Etats-Unis, et à remettre un éclairage sur de bons auteurs français oubliés du début du XXe siècle, en premier lieu Maurice Renard et le merveilleux scientifique, objet d’une récente parution chez Champ Vallon de l’universitaire Fleur Hopkins-Loféron et d’une exposition en 2019. Ces anthologies de référence qu’il a impulsées sont Chasseurs de chimères (Omnibus, 2006) et la plus récente Maîtres du vertige (L’Arbre vengeur, 2021). Sa série de BD la Brigade chimérique (avec Fabrice Colin, intégrale à L’Atalante, 2012), a même mis en scène la disparition des super-héros européens de la mémoire collective au profit de ceux d’outre-Atlantique.

Réhabilitation d’un genre méprisé

D’une certaine manière, comme il l’a écrit dans un de ses textes, Lehman a fait de la science-fiction de la science-fiction. C’est ce qui frappe à la lecture de l’Art du vertige, qui regroupe des essais écrits entre 2003 et 2014. L’écrivain a sans doute la même qualité que Gérard Klein, qu’il cite d’ailleurs souvent, de faire partager des réflexions qui vont toujours au-delà de la critique vers un versant plus philosophique, voire métaphysique, comme dans «Un souvenir du sac à charbon», sa préface à la Paille dans l’œil de Dieu de Larry Niven et Jerry Pournelle (Le Bélial, 2006) ou dans «le Retour des humanoïdes» qui ouvre l’anthologie Retour sur l’horizon (Denoël, 2009) où il attribue à Alfred Jarry un rôle fondateur dans l’histoire du domaine français.

Lui présente ces essais comme des «coups de sonde jetés au fil des occasions sur quelques sujets clés». Que ce soit conférences, préfaces ou autres, ils ont une réflexivité non seulement sur le genre, mais sur leur auteur lui-même. Ce vide dans l’historiographie l’a mis au bord de l’abîme et plongé dans une quête de réhabilitation d’un genre méprisé. La meilleure des illustrations en est sa préface, la seule brique inédite de ce recueil. On pourrait y voir une bonne nouvelle de SF à la première personne, c’est le récit de son dessillement. Un conte à rebours de tout ce qui a suivi.

Obsession intellectuelle et physique

Débordé par les projets, Lehman prend un café un jour de janvier 2001 avec Jean-Marc Rochette, par l’intermédiaire de Bilal avec qui il travaille alors. Il est taraudé par le discours officiel sur les origines de la SF, qui aurait été importée des Etats-Unis, comme en fait foi l’histoire du genre de Jacques Sadoul en 1973. Dans son anthologie Escales sur l’horizon (Fleuve noir, 1998), il faisait déjà un clin d’œil à Jules Verne et à l’émerveillement géographique. «On pourrait faire une histoire du merveilleux géographique», dit-il à Rochette, qui lui demande : «Est-ce que tu as lu le Mont Analogue de René DaumalNon, Rochette lui en fait porter un exemplaire. «Un fabuleux roman français de 1939 venait de se révéler, à la fois merveille littéraire et chaînon manquant dans l’histoire de la science-fiction !» Son ouvrage de grand lecteur et de critique a tenté ensuite de modifier les lignes avec succès. Au fil de l’Art du vertige, on y perçoit cette obsession intellectuelle et physique, mais aussi son admiration pour des maîtres du genre, en premier lieu Michel Jeury, notamment dans «Un paysage du temps», introduction au recueil de nouvelles la Vallée du temps profond (Les Moutons électriques, 2008). «C’est dans la boîte», carte blanche publiée sur le site du Cafard cosmique en 2010, fait une boucle avec la préface, via Philip K. Dick, sur l’étrangeté du réel, les hasards objectifs, le vertige. «La science-fiction reste une expérience», et quelle expérience.

Serge Lehman, l’Art du vertige, les Moutons électriques «Bibliothèque des vertiges», 240 pp., 23 € (ebook : 9,99 €).